Ă, MES FRĂRES, JE VOUS INDIQUE UNE NOUVELLE NOBLESSE et vous y consacre : devenez pour moi les tĂ©moins, les semeurs et les cultivateurs dâun avenir rĂ©gi par une nouvelle noblesse !
En vĂ©ritĂ©, la noblesse dont je parle, vous ne pouvez l’acheter comme des denrĂ©es aux Ă©piciers, avec de lâargent, de lâor dâĂ©picier. Vous le savez aussi bien que moi : tout ce qui a un prix nâa au fond que peu de valeur ; seul ce qui est gratuit, ce quâon ne peut pas acheter vaut vraiment quelque chose.
Et il ne sâagit pas non plus dâune noblesse innĂ©e. Vous le savez tout aussi bien : ce qui vous rend nobles et honorables ne provient nullement de lâendroit dâoĂč vous venez, de votre origine, mais au contraire du lieu oĂč vous allez et des faits et gestes que vous accomplissez pour y parvenir ! Oui, ce nâest pas votre sang, votre filiation, mais votre volontĂ© et votre pied qui fait de vous quelquâun de noble et dâhonorable ; votre volontĂ© et votre pieds qui, tous deux, vous conduisent au-delĂ de vous-mĂȘme, vous permettent de vous dĂ©passer et de cheminer en direction du surhomme !
En vĂ©ritĂ©, si vous ĂȘtes nobles, ce nâest pas parce que vous avez servi un prince â quâimportent aujourdâhui les princes ! Et ce nâest pas non plus parce que vous ĂȘtes devenus le rempart protecteur de tout ce qui tient debout, parce que vous ĂȘtes un vaillant dĂ©fenseur de la tradition ! Loin de lĂ , puisque vous cheminez par-delĂ la tradition !
Et ce nâest pas non plus parce que vous ĂȘtes parvenus Ă jouer les bons jeux au bon endroit, Ă ĂȘtre du genre courtois dans les Cours ; et que, multicolores, camĂ©lĂ©ons, vous avez appris Ă tenir de longues heures, comme un flamand rose, debout dans des Ă©tangs plats, Ă bavarder avec des gens sans remous ni profondeur !
Car, chez les courtisans, pouvoir se tenir debout, sâagiter, faire des affaires et bavarder, ça se mĂ©rite. Et mĂȘme plus : tous les courtisans sont convaincus que le fait dâavoir le droit dâĂȘtre assis, de se reposer, est une bĂ©atitude dont on ne jouira quâaprĂšs sa mort !
Et si vous ĂȘtes nobles, ce nâest pas non plus parce quâun jour, un esprit que vous appelez saint a conduit vos ancĂȘtres dans des terres promises. Terres promises que je me garde bien de louer. Car il nây a rien Ă louer dans le pays oĂč a poussĂ© la croix, le pire de tous les arbres, celui qui, Ă lâorigine du christianisme, Ă©touffe toutes les forĂȘts !
Et en vĂ©ritĂ©, Ă bien y regarder, quelque soit lâendroit oĂč ce « Saint-Esprit » a conduit ses chevaliers, les convois quâil a formĂ©s ont toujours Ă©tĂ© guidĂ©s par des ĂȘtres catastrophiques : des chĂšvres, des oies et autres sortes dâesprits tordus et de tĂȘtes zigzagantes !
Ă, mes frĂšres, votre noblesse ne doit jamais regarder en arriĂšre, mais toujours en avant, et mĂȘme au-delĂ Â ; elle doit viser le lointain ! Et ce Ă nâimporte quel prix, quitte Ă ĂȘtre banni par la tradition, par tous les pays de vos pĂšres et de vos arriĂšres-grands-pĂšres !
Tout ce que vous devez aimer, câest votre pays dâenfant ; non pas votre enfance de jadis, mais votre enfance Ă venir, celle qui vous caractĂ©risera quand lâadulte que vous ĂȘtes aura retrouvĂ© sa puretĂ©, son authenticitĂ©, sa naĂŻvetĂ© dâenfant. Câest cette enfance qui sera votre nouvelle noblesse. Pour lâheure, elle consiste en cet amour de lâinexplorĂ© dans la mer la plus lointaine ! Câest lui, votre pays dâenfant, votre enfance Ă venir que jâordonne Ă vos voiles de ne cesser de chercher !
Et câest par lâintermĂ©diaire des enfants que vous ferez naĂźtre alors que vous rĂ©parerez le fait dâĂȘtre, vous, les enfants de vos pĂšres, le fruit dâune tradition qui, depuis la nuit des temps, refuse lâenfance, la naĂŻvetĂ©, le jeu. Câest ainsi, par lâintermĂ©diaire de vos enfants Ă venir, que vous dĂ©livrerez, rachĂšterez, rĂ©dimerez le passé !
Voilà la nouvelle table de valeurs que je place au-dessus de vous !
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Traduction littérale
Oh, mes frĂšres, je vous consacre et vous renvoie Ă une nouvelle noblesse : vous devez devenir mes tĂ©moins et cultivateurs et semeurs de lâavenir, â
â en vĂ©ritĂ©, non pas Ă une noblesse que vous pourriez acheter comme aux Ă©piciers et avec lâor dâĂ©picier : car ce qui a son prix a peu de valeur.
Que ce ne soit pas dâoĂč vous venez qui fait votre honneur, mais oĂč vous allez ! Votre volontĂ© et votre pied, qui veut aller au-delĂ de vous-mĂȘme, â que ceci fasse votre honneur !
En vĂ©ritĂ©, non pas que vous ayez servi un prince â quâimportent encore les princes ! â ou dâĂȘtre devenu le rempart de ce qui tient debout, pour quâil tienne plus fermement !
Non pas que votre genre soit devenu courtois dans les Cours, et que vous ayez, multicolore, semblable à un flamand rose, appris à tenir de longues heures debout dans des étangs plats :
â car pouvoir se tenir debout est un mĂ©rite chez les courtisans ; et tous les courtisans croient quâil appartient Ă la bĂ©atitude aprĂšs la mort â avoir le droit dâĂȘtre assis ! â
Ni non plus quâun esprit que vous appelez saint ait conduit vos prĂ©dĂ©cesseurs dans des terres promises que je ne loue pas : car lĂ oĂč a poussĂ© le pire de tous les arbres, la croix, â dans ce pays il nây a rien Ă louer ! â
â et en vĂ©ritĂ©, lĂ oĂč cet « esprit saint » a aussi conduit ses chevaliers, toujours ont marchĂ© devant, dans de pareils convois â chĂšvres et oies et tĂȘtes zigzagantes ! â
Oh, mes frĂšres, votre noblesse ne doit pas regarder en arriĂšre, mais au-delĂ Â ! Vous devez ĂȘtre les expulsĂ©s de toutes les patries et patries de vos ancĂȘtres !
Câest votre pays dâenfant que vous devez aimer : que cet amour soit votre nouvelle noblesse, â lâinexplorĂ©, dans la mer la plus lointaine ! Câest lui que jâordonne Ă vos voiles de chercher et chercher !
Vous réparerez par vos enfants que vous soyez les enfants de vos pÚres : vous devez délivrer (erlösen) ainsi tout passé ! Je place cette nouvelle table au-dessus de vous !
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Il sâagit ci-dessus de la partie 12 (sur 30) du douziĂšme chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.