1.
ME VOILĂ ASSIS ICI Ă NE RIEN FAIRE, Ă ne rien faire dâautre quâattendre, entourĂ© Ă la fois de vieilles tables des valeurs brisĂ©es et de nouvelles tables Ă moitiĂ© Ă©crites. Assis ici, Ă me demander quand viendra mon heure.
Lâheure de ma descente, de mon dĂ©clin solaire de lĂ -haut : car une fois encore, une derniĂšre fois, je veux quitter la solitude et aller vers les hommes ; une derniĂšre fois, je veux me risquer chez eux pour leur enseigner la sagesse tragique qui me traverse, me guide et me porte.
Si jâattends maintenant, assis lĂ , câest que je ne veux rien forcer. Avant de partir, des signes doivent me venir, mâindiquer que mon heure est venue : jâattends de voir rire le lion et voler un essaim de colombes dans le ciel.
Entre-temps, je me parle Ă moi-mĂȘme, comme quelquâun qui a toute la vie devant lui. Etant donnĂ© quâil nây a, par ici, personne capable de me dire quoi que ce soit de nouveau, je me parle Ă moi-mĂȘme. On nâest jamais mieux servi que par soi-mĂȘme.
2.
Quand je suis arrivĂ© vers les hommes, je les ai vus assis sur une vieille prĂ©tention. Tous prĂ©tendaient savoir depuis longtemps dĂ©jĂ ce qui est bien et ce qui est mal pour lâhomme.
Et ils avaient lâimpression de le savoir tellement que tous les discours quâon pouvait tenir sur la vertu leurs apparaissaient comme de vieilles choses fatiguĂ©es, usĂ©es et sans intĂ©rĂȘt. Par contre, quiconque voulait dormir sur ses deux oreilles ne manquait pas, avant dâaller se coucher, de se parler Ă lui-mĂȘme du « Bien » et du « Mal ». Bref : nullement mise en question, la morale en vigueur Ă©tait dâune Ă©vidence et efficacitĂ© sans bornes.
Quand je suis arrivĂ©, je nâai pas pu faire autrement que dĂ©ranger cette somnolence morale. Je me suis mis Ă enseigner que personne encore ne sait ce qui est bien et ce qui est mal. Personne hormis le producteur, le crĂ©ateur de valeurs !
Car seul le producteur, le crĂ©ateur de valeurs nâest pas Ă la merci de celles-ci et arrive Ă faire que quelque chose soit bon ou mauvais. Câest le producteur, le crĂ©ateur de valeurs qui crĂ©e le but de lâhomme et donne Ă la terre son sens et son avenir.
Et moi, en arrivant chez les gens prĂ©tendant savoir depuis toujours ce quâest le bien et le mal, je leur ai ordonnĂ© de renverser leurs vieilles chaires oĂč se trouvait assise cette vieille prĂ©tention ; je leur ai ordonnĂ© de rire de leur grands maĂźtres de vertu, de rire de leurs saints, de leurs poĂštes et autres rĂ©dempteurs du monde.
Je leur ai ordonnĂ© de rire de leurs sinistres sages, et de quiconque sâest trouvĂ© assis comme eux, en noirs, menaçants et effrayants Ă©pouvantails, sur lâarbre de la vie.
Je me suis moi-mĂȘme assis avec eux le long de leur grande route tombale, moi-mĂȘme, en compagnie de la charogne et des vautours â et jâai ri de toute leur moralitĂ© passĂ©e, et de toute la splendeur Ă©limĂ©e et dĂ©labrĂ©e de leur passĂ© moralisant.
En vĂ©ritĂ©, pareil aux prĂ©dicateurs de pĂ©nitence et aux bouffons, jâai criĂ© ma colĂšre stridente sur tout ce que les gens ont de grand et de petit, â car ce quâils considĂšrent comme le meilleur, ce quâils estiment le plus grand, le plus beau, le plus vrai est tout compte fait encore petit ! Et la mĂȘme chose pour ce quâils considĂšrent comme le pire : le plus grave, le plus laid, le plus faux est lui aussi petit ! Ah, comme les valeurs des gens sont insignifiantes Ă lâimage du monde ! VoilĂ comment jâai ri, de tout mon cĆur.
Voilà comment ma sage nostalgie, mon sage désir né sur les montagnes a crié et ri hors de moi : une sagesse sauvage, vraiment ! Ma grande nostalgie, mon grand désir dont les ailes ne sont pas sans se faire entendre, sans faire quelque bruit de là -haut.
Et souvent, au milieu du rire, ma sage nostalgie, mon sage dĂ©sir mâa emportĂ© vers le haut et au loin. Alors je volais en frĂ©missant, une flĂšche rapide Ă travers un ravissement ivre de soleil.
Je volais au loin, vers de lointains avenirs, qui jamais encore nâont Ă©tĂ© vus, pas mĂȘme en rĂȘve ; dans des Sud plus chauds que les Sud les plus chauds que se sont rĂȘvĂ©s les poĂštes : lĂ oĂč dansent les dieux, totalement nus, complĂštement dĂ©voilĂ©s ; lĂ oĂč leur seule honte serait leurs habits, la honte dâĂȘtre habillĂ©s, câest-Ă -dire dâĂȘtre recouverts dâun voile.
Mais voilĂ que je parle en paraboles, et que je boite et bĂ©gaie comme les poĂštes. En vĂ©ritĂ©, jâai honte de devoir parler ainsi, dâĂȘtre moi aussi contraint Ă devenir poĂšte !
Je volais au loin, lĂ oĂč tout devenir me paraissait danse de dieux et exubĂ©rance de dieux ; lĂ oĂč le monde me semblait libre de toute morale, libĂ©rĂ© Ă la vie, fuyant de nouveau vers lui-mĂȘme.
Comme de nombreux dieux en Ă©ternel fuite de soi et recherche de soi, comme de nombreux dieux qui se contredisent bĂ©atement, se réécoutent et se rĂ©approprient eux-mĂȘmes en toute innocence.
Je volais au loin, lĂ oĂč le temps mâapparaissait comme un sarcasme bĂ©at Ă lâĂ©gard des instants ; lĂ oĂč la nĂ©cessitĂ© Ă©tait la libertĂ© mĂȘme ; la libertĂ© qui jouait bĂ©atement avec elle-mĂȘme, avec lâaiguillon de la libertĂ© quâelle est elle-mĂȘme ; lĂ oĂč triomphent les forces qui nous dĂ©passent.
Je volais lĂ oĂč jâai aussi retrouvĂ© mon vieux diable et ennemi jurĂ©, lâesprit de lourdeur, et tout ce quâil a créé : contrainte, principe, nĂ©cessitĂ©, besoin, urgence, consĂ©quence, but, volontĂ©, Bien et Mal.
Car ne faut-il pas quâil existe quelque chose sur quoi danser, quelque chose par-delĂ quoi danser ? Des taupes et des nains lourds ne doivent-ils pas exister pour lâamour des lĂ©gers et des plus lĂ©gers ?
***
Traduction littérale
1.
Je suis assis ici et attends, entouré de vieilles tables brisées et aussi de nouvelles tables à moitié écrites. Quand viendra mon heure ?
â lâheure de mon dĂ©clin, de ma chute : car Une fois encore je veux aller vers les hommes.
Câest cela que jâattends maintenant : car les signes doivent dâabord me venir, mâindiquant que câest mon heure, â Ă savoir le lion qui rit avec lâessaim de pigeons.
Entre-temps je me parle Ă moi-mĂȘme comme quelquâun qui a le temps. Personne ne me raconte quelque chose de nouveau : alors je me parle Ă moi-mĂȘme. â
2.
Quand je suis venu vers les hommes, je les ai vus assis sur une vieille prĂ©tention : tous prĂ©tendaient savoir depuis longtemps dĂ©jĂ ce qui Ă©tait bien et mal pour lâhomme.
Tous les discours sur la vertu leurs paraissaient une vieille chose fatiguĂ©e ; et quiconque voulait bien dormir parlait encore de « Bien » et de « Mal » avant dâaller se coucher.
Jâai dĂ©rangĂ© cette somnolence quand jâai enseignĂ© : ce qui est bien et mal, cela personne encore ne le sait : â ne serait-ce celui qui crĂ©e !
â Mais il est celui qui crĂ©e le but de lâhomme et donne Ă la terre son sens et son avenir : lui seul arrive Ă faire que quelque chose soit bon et mauvais.
Et je leur ai ordonnĂ© de renverser leurs vieilles chaires, oĂč sâĂ©tait trouvĂ© assise cette vieille prĂ©tention ; je leur ai ordonnĂ© de rire de leur grands maĂźtres de vertu et saints et poĂštes et rĂ©dempteurs du monde.
Je leur ai ordonnĂ© de rire de leurs sinistres sages, et de quiconque sâest trouvĂ© assis en noir Ă©pouvantail menaçant sur lâarbre de la vie.
Je me suis assis sur leur grande route tombale et moi-mĂȘme en compagnie de la charogne et des vautours â et jâai ri de tout leur passĂ© et de sa splendeur Ă©limĂ©e et dĂ©labrĂ©e.
En vĂ©ritĂ©, pareil Ă des prĂ©dicateurs de pĂ©nitence et Ă des bouffons, jâai criĂ© ma colĂšre stridente sur tout ce quâils ont de grand et de petit, â car mĂȘme leur meilleur est encore petit ! Et mĂȘme leur pire est encore petit ! â voilĂ comment jâai ri.
VoilĂ comment mon sage dĂ©sir, nĂ© sur les montagnes, a criĂ© et ri hors de moi, une sagesse sauvage, vraiment ! â mon grand dĂ©sir aux ailes bruissantes.
Et souvent, il mâa emportĂ© en haut, au loin, au milieu du rire : alors je volais frĂ©missant, une flĂšche Ă travers un ravissement ivre de soleil :
â au loin vers de lointains avenirs, quâaucun rĂȘve nâa encore vus, dans des Sud plus chauds que ne se le sont rĂȘvĂ©s les poĂštes : lĂ oĂč dansant, les dieux ont honte de tout habit : â
â pour que je parle en paraboles, et que je boite et bĂ©gaie comme les poĂštes : et en vĂ©ritĂ©, jâai honte de devoir encore ĂȘtre poĂšte !
OĂč tout devenir me paraissait danse de dieux et exubĂ©rance de dieux, et le monde lĂąchĂ© et relĂąchĂ© et fuyant de nouveau vers lui-mĂȘme : â
â comme de nombreux dieux en Ă©ternel fuite de soi et recherche de soi, comme de nombreux dieux qui se contredisent bĂ©atement, se réécoutent, se rĂ©-appartiennent : â
OĂč tout temps me paraĂźt un sarcasme bĂ©at Ă lâĂ©gard des instants, oĂč la nĂ©cessitĂ© Ă©tait la libertĂ© mĂȘme, qui jouait bĂ©atement avec lâaiguillon de la libertĂ© : â
OĂč jâai aussi retrouvĂ© mon vieux diable et ennemi jurĂ©, lâesprit de lourdeur, et tout ce quâil a créé : contrainte, principe, nĂ©cessitĂ© et consĂ©quence et but et volontĂ© et Bien et Mal : â
Car ne faut-il pas quâil existe sur quoi danser, par-delĂ quoi danser ? Des taupes et des nains lourds ne doivent-ils pas exister pour lâamour des lĂ©gers et des plus lĂ©gers ? » â
***
Il sâagit lĂ des parties 1 et 2 (sur 30) du douziĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.