JE SUIS UN OCĂAN PAISIBLE ; calme est le fond de la mer que je suis : qui donc pourrait deviner quâil recĂšle des monstres, des ĂȘtres en mĂȘme temps effrayants et farceurs !
InĂ©branlable est ma profondeur ; mais elle nâa rien Ă voir avec le calme plat auquel on aspire gĂ©nĂ©ralement ; dans la sĂ©rĂ©nitĂ© de ma profondeur brillent quantitĂ© dâĂ©nigmes et de rires flottants qui auraient tĂŽt fait dâĂ©branler la plupart. Vous me connaissez : Je ne mâappuie pas sur la vie idĂ©ale pour avancer, je ne cherche nullement Ă lui ressembler, mais me plonge dans le labyrinthe de la vie tragique pour le, la et me surmonter.
Jâai vu aujourdâhui un homme trĂšs bien ; un de ces hommes que tout le monde admire : homme sublime, solennel, en mĂȘme temps trĂšs savant et pĂ©nitent de lâesprit ; illustre, et rempli de remords face Ă Dieu, se sentant toujours dâune maniĂšre ou dâune autre coupable. Oh, comme mon Ăąme a ri de sa laideur !
Fier, la poitrine bombĂ©e, semblable Ă ceux qui attirent vers eux tout lâair quâils peuvent, voilĂ comment il se tenait, lâhomme sublime, et en silence.
Il Ă©tait chargĂ© de tout un butin de chasse, de toute une sĂ©rie de vĂ©ritĂ©s, de laides vĂ©ritĂ©s ; et il Ă©tait bien habillĂ©, mĂȘme que ses habits Ă©taient dĂ©chirĂ©s, tant il sâest donnĂ© Ă sa chasse, Ă son entreprise de quĂȘte de connaissances. Beaucoup dâĂ©pines pendaient aussi Ă lui, ce qui montre bien Ă quel point il sâest engagé : il nâa pas hĂ©sitĂ© Ă se frotter Ă ce qui pique. Mais je nâai par contre pas pu voir la moindre rose sur son habit grevĂ© dâĂ©pines : tout ce quâil a ramenĂ© des bois, outre ses vĂ©ritĂ©s, ce sont des vĂȘtements dĂ©chirĂ©s et⊠des Ă©pines ; aucune rose, aucun signe de beautĂ©, de dĂ©passement des difficultĂ©s rencontrĂ©es sur son chemin.
Le chasseur Ă©tait lourd et laid. Il nâa pas encore appris le rire, la lĂ©gĂšretĂ© et la beautĂ©. Câest lâĆil et lâair sombre quâil revenait ainsi de la forĂȘt de la connaissance.
Il rentrait certes du combat avec une belle prise, beaucoup dâanimaux de toutes sortes, mais Ă travers son Ćil grave, câĂ©tait encore une bĂȘte sauvage qui regardait â une bĂȘte qui ne sâest pas encore surmontĂ©e !
Oui, il est toujours lĂ , aux aguets, comme un tigre qui veut bondir. Mais moi â comment vous le cacher ? â je nâaime pas ces Ăąmes secrĂštes, tendues, prĂȘtes Ă dĂ©chirer leurs proies ; tous ces gens retirĂ©s, cachĂ©s, rĂ©actifs ne sont pas Ă mon goĂ»t ; et mĂȘme plus, ils me rĂ©pugnent.
Comment ? Vous me dites, vous mes amis, quâil ne faut pas se disputer sur les goĂ»ts et les couleurs ? Vous me dites que chacun a le droit de penser ce quâil veut ? Mais vous nâavez rien compris : toute la vie nâest que ça : dispute sur les goĂ»ts et les couleurs, combats dâidĂ©es !
Le goĂ»t est, dans nos vies, ce quâil y a de plus important : câest ce qui donne le poids Ă toutes choses ; et câest en mĂȘme temps la balance sur laquelle on place les choses en question ; et câest encore le peseur qui pĂšse et valorise ces derniĂšres. Malheur Ă tout vivant qui veut vivre sans dispute, sans rien peser, sans balance ni peseur ! Au lieu de vouloir le monstrueux et dĂ©licieux Ă©quilibre de la vie, il veut le calme plat de la mort.
Ah, si seulement cet homme sublime se fatiguait de sa sublimitĂ©, de son rĂŽle de hĂ©ros ; si seulement il abandonnait ses airs supĂ©rieurs, sâil arrĂȘtait de ne sâappuyer que sur ses laides et mortes vĂ©ritĂ©s : ce nâest que lĂ que commencerait sa beautĂ©, â et ce nâest que lĂ que je lui trouverais des qualitĂ©s, lâapprĂ©cierais, le trouverais Ă mon goĂ»t, savoureux.
Ce nâest que quand il se dĂ©tournera de lui-mĂȘme, quand il arrĂȘtera son faux-semblant, quâil sautera par-dessus son ombre â et, en vĂ©ritĂ©, sautera dans son soleil ! Non pas dans le soleil de tout un chacun, mais dans son soleil, le sien propre ; et quâil brillera dans sa lumiĂšre.
Lâhomme sublime, le pĂ©nitent solennel a trop longtemps Ă©tĂ© assis dans lâombre ; ses joues sont pĂąles ; ses attentes, ses butins, ses espoirs de progrĂšs, dâidĂ©al lâont presque fait mourir de faim.
Bien sĂ»r, il y a encore du mĂ©pris dans son Ćil â il nâarrĂȘte pas de mĂ©priser les autres, du haut de son piĂ©destal. Et bien sĂ»r, il y a encore du dĂ©goĂ»t accrochĂ© dans un coin de sa bouche â il trouve ses congĂ©nĂšres bien laids, bien infĂ©rieurs Ă lui, bien primitifs. Certes, il est maintenant au repos, sa chasse terminĂ©e, mais son repos nâest pas serein, nâest pas encore Ă©tendu au soleil ; il continue Ă vivre cachĂ© dans lâombre, Ă traquer ses proies : son repos est encore entachĂ© dâombres.
Il devrait faire comme le taureau ; son bonheur devrait sentir la terre, humer la terre, et non le mĂ©pris de la terre. Au lieu de dire « non », son bonheur devrait dire « oui » Ă la vie et au monde tel quâil est : il devrait ĂȘtre affirmateur et non nĂ©gateur.
Je voudrais le voir en taureau blanc, lâhomme sublime, Ă©cumant et hurlant devant la charrue : et son hurlement serait encore une louange et une bĂ©nĂ©diction de tout ce qui est terrestre, y compris de la souffrance, y compris du poids quâon porte !
Mais son visage est encore sombre ; et il ne veut et ne supporte pas la lumiĂšre ; lâombre de sa main, par laquelle il se cache, par laquelle il se voile la face, joue encore sur lui. Le sens terrestre de son Ćil est encore tapi dans lâombre.
MĂȘme son action lui fait encore de lâombre, tant elle est marquĂ©e par sa pensĂ©e rĂ©flexive, ses projets : la main de celui qui agit ainsi, Ă lâaide dâun plan, assombrit sa personne en sa nature propre. Il nâa pas encore dĂ©passĂ©, surmontĂ© son action rĂ©flĂ©chie.
Bien sĂ»r, jâaime chez lui sa tĂȘte baissĂ©e ; jâaime voir sa nuque de taureau : mais je veux dĂ©sormais encore voir en lui lâĆil de lâange, la puretĂ© et bontĂ© de lâange.
Il doit encore dĂ©sapprendre sa volontĂ© de hĂ©ros, sa volontĂ© dâĂȘtre vengeur, qui veut la puissance sur autrui et les choses : il ne doit pas se contenter dâĂȘtre un homme sublime, solennel, il doit encore me devenir Ă©levĂ©, homme de haut rang, de haut vol : abandonner sa volontĂ© rationnelle, stratĂ©gique, et devenir le sans volonté ; ainsi lâĂ©ther lui-mĂȘme se mettrait alors Ă le porter, Ă lâĂ©lever dans les hauteurs !
Il a certes fait du chemin, vaincu quantitĂ© de monstres, rĂ©solu plĂ©thore dâĂ©nigmes ; il est certes parvenu Ă maĂźtriser une foule de choses qui, jadis, lui faisaient peur et le faisaient souffrir. Mais il devrait encore dĂ©livrer ses monstres et ses Ă©nigmes, les libĂ©rer de leurs chaĂźnes : il devrait encore les mĂ©tamorphoser en enfants cĂ©lestes ; les aimer par-delĂ bien et mal, comme partie intĂ©grante du tout tragique.
Sa connaissance nâa pas encore appris Ă sourire et Ă ĂȘtre sans jalousie ; il continue Ă avoir des airs de supĂ©rioritĂ©, Ă ĂȘtre mĂ©prisant, mesquin : son immense passion, sa torrentielle passion nâest pas encore devenue sereine, calme dans la beauté ! Si calme il y a, câest toujours le visage tirĂ©, lâĂąme lourde.
En vĂ©ritĂ©, il ne doit pas, comme il le croit, venir Ă bout de son dĂ©sir ; son exigence ne doit pas soudain se taire, baigner dans la satiĂ©té ; ce dernier doit au contraire se faire beautĂ©, plonger dans la beautĂ© comme Ă©quilibre des forces antagonistes ! La grĂące appartient Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de celui qui a une grande Ăąme, qui dĂ©sire beaucoup et donne beaucoup, sans jamais sâarrĂȘter.
Le bras posĂ© par-dessus la tĂȘte, prĂȘt Ă se tendre, prĂȘt Ă donner : câest ainsi que devrait se reposer le hĂ©ros, câest ainsi quâil devrait encore surmonter son repos.
Mais prĂ©cisĂ©ment pour le hĂ©ros et sa volontĂ© violente â dominatrice dâautrui et des choses â, le beau est le plus difficile, le plus dur de toutes choses. Car le beau est inaccessible Ă toute volontĂ© violente.
Pour atteindre la beautĂ©, il ne faut pas ĂȘtre une brute, il faut avoir le sens des distinctions fines, savoir dire et faire un peu plus, un peu moins : voilĂ qui est ici prĂ©cisĂ©ment important, et mĂȘme le plus important, vivre en harmonie avec la musique du monde.
Rester les muscles dĂ©contractĂ©s, relĂąchĂ©s, et la volontĂ© dĂ©s-harnachĂ©e, libre : voilĂ le plus difficile, le plus lourd pour vous tous, vous autres hommes sublimes, tant vous ĂȘtes crispĂ©s, tant vous ĂȘtes prisonniers de vos idĂ©es prĂ©fabriquĂ©es !
Quand la puissance devient clĂ©mente et descend des sphĂšres supĂ©rieures, invisibles, dans le visible, quand elle sâincorpore en tout Ă©quilibre, en toute sĂ©rĂ©nité : jâappelle cette descente beautĂ©.
Et de la beautĂ©, je nâen veux justement de personne autant que de toi, homme sublime, homme Ă la volontĂ© violente : que ta bontĂ©, ta gĂ©nĂ©rositĂ© soit ta derniĂšre victoire sur toi-mĂȘme.
Si je veux de toi le bien, câest que je te crois capable de tout le mal. Tu es un homme de passion, un homme de volontĂ©, de puissance, de violence : tu as le pouvoir de te dĂ©passer et de tourner en bien tout le mal que tu fais.
Tu ne ressembles en rien Ă ceux qui sont bons par faiblesse : en vĂ©ritĂ©, je me suis souvent moquĂ© des faibles qui se croyaient bons parce quâils nâont pas la force dâĂȘtre mĂ©chants, parce quâils ont des pattes paralysĂ©es !
Au lieu dâaspirer Ă lâidĂ©al, tu devrais aspirer Ă la colonne de la vertu, Ă la sagesse de la vie : elle devient certes toujours plus belle et plus tendre, mais plus elle sâĂ©lĂšve, plus elle devient en mĂȘme temps dure et rĂ©sistante Ă lâintĂ©rieur. Lâun ne va pas sans lâautre, plongĂ©e quâelle est dans la terre.
Oui, toi, lâhomme sublime, tel est ton destin : tu dois te surmonter ; un jour tu devras encore ĂȘtre beau et prĂ©senter Ă ta propre beautĂ© un miroir, pour quâelle sây reconnaisse.
Alors ton Ăąme va soudain frissonner devant des aviditĂ©s et aspirations divines en mĂȘme temps trĂšs nouvelles et trĂšs anciennes ; et il y aura soudain encore de lâadoration dans ta vanité !
Car ceci est le secret de lâĂąme : ce nâest que quand elle a abandonnĂ© le hĂ©ros, celui qui veut la puissance sur autrui et sur les choses, que sâapproche dâelle, en rĂȘve, le sur-hĂ©ros, qui veut avoir la puissance sur lui-mĂȘme, et croire aux forces qui le dĂ©passent et sâen laissent guider.
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Calme est le fond de ma mer : qui devinerait donc quâil recĂšle des monstres farceurs !
InĂ©branlable est ma profondeur : mais elle brille dâĂ©nigmes et de rires flottants.
Jâai vu aujourdâhui un sublime, un solennel, un pĂ©nitent de lâesprit : oh, comme mon Ăąme a ri de sa laideur !
La poitrine bombĂ©e et semblable Ă ceux qui attirent vers eux le souffle : câest ainsi quâil se tenait, lâhomme sublime, et en silence :
ChargĂ© de laides vĂ©ritĂ©s, son butin de chasse, et riche en habits dĂ©chirĂ©s ; beaucoup dâĂ©pines Ă©taient aussi pendues Ă lui â mais je nâai pas encore vu de rose.
Il nâa pas encore appris le rire et la beautĂ©. Câest sombre que ce chasseur revenait de la forĂȘt de la connaissance.
Il rentrait du combat avec beaucoup dâanimaux : mais de sa gravitĂ© regardait encore une bĂȘte sauvage â bĂȘte qui ne sâest pas surmontĂ©e !
Il est toujours lĂ comme un tigre qui veut bondir ; mais je nâaime pas ces Ăąmes tendues, tous ces gens retirĂ©s rĂ©pugnent Ă mon goĂ»t.
Et vous me dites, amis, quâil nây a pas Ă se disputer sur les goĂ»ts et les couleurs ? Mais toute la vie est dispute sur les goĂ»ts et les couleurs !
GoĂ»t : câest en mĂȘme temps poids et balance et peseur ; et malheur Ă tout vivant qui voulait vivre sans dispute et poids et balance et peseur !
Si seulement il se fatiguait de sa sublimitĂ©, cet homme sublime : ce nâest que lĂ que commencerait sa beautĂ©, â et ce nâest que lĂ que je veux le sentir et le trouver savoureux.
Et ce nâest que quand il se dĂ©tourne de lui-mĂȘme quâil va sauter par-dessus sa propre ombre â et, en vĂ©rité !, dans son soleil.
Il a Ă©tĂ© trop longtemps assis Ă lâombre, les joues du pĂ©nitent de lâesprit ont pĂąli ; ses attentes lâont presque fait mourir de faim.
Il y a encore du mĂ©pris dans son Ćil ; et du dĂ©goĂ»t se cache Ă sa bouche. Certes, il est maintenant au repos, mais son repos nâest pas encore Ă©tendu au soleil.
Il devrait faire comme le fait le taureau ; et son bonheur devrait sentir la terre, et non pas le mépris de la terre.
Je voudrais le voir en taureau blanc, écumant et hurlant devant le soc : et son hurlement devrait encore louer tout ce qui est terrestre !
Son visage est encore sombre ; lâombre de sa main joue sur lui. Le sens de son Ćil est encore dans lâombre.
Son acte lui-mĂȘme est encore lâombre sur lui : la main assombrit celui qui agit. Il nâa pas encore surmontĂ© son acte.
Bien sĂ»r jâaime chez lui la nuque du taureau : mais je veux dĂ©sormais encore voir lâĆil de lâange.
Il doit encore dĂ©sapprendre sa volontĂ© de hĂ©ros : il doit ĂȘtre pour moi un Ă©levĂ© et pas seulement un sublime : â lâĂ©ther lui-mĂȘme devrait lâĂ©lever, le sans volonté !
Il a vaincu des monstres, il a résolu des énigmes : mais il devrait encore délivrer ses monstres et énigmes, il devrait encore les métamorphoser en enfants célestes.
Sa connaissance nâa pas encore appris Ă sourire et Ă ĂȘtre sans jalousie ; sa torrentielle passion nâest pas encore devenue calme dans la beauté !
En vérité, son désir ne doit pas se taire et plonger dans la satiété, mais dans la beauté ! La grùce appartient à la magnanimité de celui qui a une grande ùme.
Le bras posĂ© par-dessus la tĂȘte : câest ainsi que devrait se reposer le hĂ©ros, câest ainsi quâil devrait encore surmonter son repos.
Mais précisément pour le héros, le beau est le plus dur de toutes choses. Le beau est inaccessible à toute volonté violente.
Un peu plus, un peu moins : ceci précisément est ici beaucoup, est ici le plus.
Rester les muscles décontractés et la volonté désharnachée : tel est le plus lourd pour vous tous, vous les sublimes !
Quand la puissance devient clĂ©mente et descend dans le visible : jâappelle beautĂ© telle descente.
Et de personne comme de toi, homme violent, je veux justement la beauté : que ta bontĂ© soit ta derniĂšre victoire sur toi-mĂȘme.
Je te crois capable de tout le mal : raison pour laquelle je veux le bien de toi.
En vĂ©ritĂ©, je me suis souvent moquĂ© des faibles qui se croyaient bons parce quâils ont des pattes paralysĂ©es !
Tu devrais aspirer Ă la colonne de la vertu : elle devient toujours plus belle et plus tendre, mais plus elle sâĂ©lĂšve, plus elle devient dure et rĂ©sistante Ă lâintĂ©rieur.
Oui, toi lâhomme sublime, un jour tu devras encore ĂȘtre beau et prĂ©senter le miroir Ă ta propre beautĂ©.
Alors ton Ăąme va frissonner devant des aviditĂ©s divines ; et il y aura encore de lâadoration dans ta vanité !
Car ceci est le secret de lâĂąme : ce nâest que quand elle a abandonnĂ© le hĂ©ros que sâapproche dâelle, en rĂȘve, â le sur-hĂ©ros. â
Parole de Zarathoustra.
***
Il sâagit lĂ de la suite de la retraduction commentĂ©e et littĂ©rale du Zarathoustra de Nietzsche. TreiziĂšme chapitre de la « DeuxiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les prĂ©cĂ©dents se trouvent ici.
Cher Monsieur Herren,
J’Ă©tudie Nietzsche depuis un an, prenant des notes au fur et Ă mesure que je dĂ©couvre la signification de tel ou tel de ses textes. Je publie ces notes sous forme de livre http://www.danielmartin.eu/Philo/volontepuissance.pdf pour le cas oĂč sa lecture pourrait faire gagner du temps Ă d’autres dĂ©butants comme moi.
J’ai une particularitĂ© par rapport aux auteurs de textes sur Nietzsche que j’ai lus, sur papier ou sur Internet : je suis ingĂ©nieur et astronome, je n’ai aucun diplĂŽme philosophique ou mĂȘme littĂ©raire. J’ai seulement Ă©tudiĂ© en profondeur le dĂ©terminisme (voir http://www.danielmartin.eu/Philo/Determinisme.pdf ).
Incapable de comprendre dans « Ainsi parlait Zarathoustra » le texte « Des hommes sublimes » j’ai trouvĂ© sur Internet votre texte http://phusis.ch/michel/2011/09/26/des-sublimes/ . Merci de l’avoir Ă©crit, lui et ses semblables ; vous ĂȘtes docteur en philosophie, on doit pouvoir se fier Ă vous pour interprĂ©ter Nietzsche !
Mais hĂ©las, votre forme d’esprit est trop diffĂ©rente de la mienne pour que je puisse trouver dans votre texte ci-dessus les Ă©lĂ©ments de comprĂ©hension que je cherche. J’ai l’habitude devant une abstraction, concept ou processus, de m’en construire un exemple que j’essaie ensuite de complĂ©ter, d’approfondir.
Or dans votre texte je ne trouve pas d’exemple d’homme sublime ; est-il un mĂ©taphysicien incapable de sortir de son monde d’abstractions pour s’intĂ©resser Ă des Ă©motions ? est-il un thĂ©ologien ? est-il – hĂ©las – un personnage aux contours flous que Nietzsche lui-mĂȘme aurait Ă©tĂ© incapable de prĂ©ciser (et d’autant plus qu’il dĂ©teste la prĂ©cision !)
Quel message Nietzsche veut-il dĂ©livrer dans ce texte ? Est-ce seulement que son homme sublime est trop peu humain Ă son goĂ»t, et mĂȘme trop diffĂ©rent du surhomme ? Pourquoi Nietzsche lui reproche-t-il son mĂ©pris, lui qui mĂ©prise si souvent et si fort (par exemple les Anglais, les Allemands et les scientifiques) ?
Comment traduire les symboles que sont la mer, les monstres, les épines, etc.?
Ce texte m’intĂ©resse d’autant plus que je me sens vaguement visĂ© par les reproches de Nietzsche : je suis athĂ©e et amystique comme Socrate (si j’ai bien compris Socrate) ; je suis incapable de comprendre les notions comme Dieu et l’Ăąme autrement que comme des inventions d’hommes qui cherchent Ă se consoler, des idoles, des pollutions intellectuelles. Pourtant j’adore l’art.
Pouvez-vous m’aider ?
Daniel MARTIN
apxipi@orange.fr
Lâhomme sublime est lâhomme de la tradition occidentale (rationnelle, chrĂ©tienne, morale) assoiffĂ© par lâidĂ©al : lâhomme en mĂȘme temps trĂšs savant, trĂšs illustre, trĂšs supĂ©rieur, et se sentant toujours dâune maniĂšre ou dâune autre coupable. Nietzsche le juge laid et sâen moque, car, en traquant la connaissance (abstraite â vie mĂ©taphysique), il manque de vie ; car il manque la vie (ici et maintenant).
Au lieu de rester un homme sublime, solennel, il doit se surmonter, devenir Ă©levĂ©, homme de haut rang, de haut vol : pour ce faire, il doit abandonner sa volontĂ© rationnelle, stratĂ©gique, et devenir le sans volontĂ©, pour laisser travailler la volontĂ© de la vie (ici et maintenant). Nietzsche le critique parce quâil le croit capable de beaucoup plus que ce quâil est.
Le message de Nietzsche est que lâhomme sublime est un pont en direction du surhomme ; quâil doit se dĂ©passer en direction du surhomme. Loin dâĂȘtre trop peu humain, lâhomme sublime est trop humain, câest-Ă -dire trop rationaliste-moraliste. Le mĂ©pris quâil lui reproche est le mĂ©pris de la vie ici et maintenant ; Nietzsche lui-mĂȘme, sâil m Ă©prise aussi, ne mĂ©prise que la vie suprasensible (rationnelle-morale).
Pour ce qui est des symboles de la mer, des monstres et des épines, ce sont autant de symbole de Dionysos, le dieu artiste de la vie tragique (non idéale) comme union des contraires et enfantin jeu divin.
Au plaisir dâune prochaine discussion ! Bon vent !
Merci infiniment.
GrĂące Ă vous j’ai pu rĂ©diger le paragraphe
« Des hommes sublimes » de mon cours « Nietzsche en langage clair » http://www.danielmartin.eu/Philo/volontepuissance.pdf
Je ne sais s’il tiendra dans cette boĂźte de saisie, mais j’essaye de vous en donner copie:
Des hommes sublimes
===================
Source : « Ainsi parlait Zarathoustra » II « Des hommes sublimes »
Pour l’interprĂ©tation de ce texte je m’appuie sur le commentaire signĂ© Michysos
http://phusis.ch/michel/2011/09/26/des-sublimes/ que je remercie.
Que peut-on dire de l’homme sublime ?
=====================================
L’homme sublime est un EuropĂ©en de l’ouest :
ï§ Instruit et fier de son savoir (« sublime », « le torse bombé ») ;
ï§ Dont le savoir est fait de vĂ©ritĂ©s : il est rationnel, scientifique, voire mĂ©taphysique (caractĂ©ristiques sans valeur pour Nietzsche (« hideuses vĂ©ritĂ©s »), butin de sa quĂȘte de connaissance (« butin de chasse »);
ï§ Qui a un comportement empreint de gravitĂ© (« homme solennel ») et ne sait donc pas rire ;
ï§ Qui se repent d’avoir pĂ©chĂ© contre la vie naturelle pleine d’Ă©motions, dont son savoir traditionnel l’Ă©loigne (« pĂ©nitent de l’esprit »).
Les critiques et suggestions de Nietzsche adressĂ©es Ă l’homme sublime
======================================================
ï§ L’homme sublime ne se laisse pas aller Ă des pulsions irrĂ©flĂ©chies (« je n’aime pas les Ăąmes tendues comme la sienne ; leurs rĂ©ticences me dĂ©plaisent. »)
ï§ Il est insensible Ă l’humour et l’art (« le rire et la beauté ») ;
ï§ Malheur Ă tout homme qui veut vivre sans contradictions, sans se laisser aller Ă ses pulsions parce que son esprit est dominĂ© par sa raison (comme Socrate) :
« âŠmalheur Ă toute chose vivante qui voudrait vivre sans la lutte Ă cause des poids, des balances et des peseurs ! »
ï§ S’il cessait d’ĂȘtre rationnel pour se laisser aller davantage Ă l’Ă©motion, je pourrais l’apprĂ©cier :
« S’il se fatiguait de sa sublimitĂ©, cet homme sublime : c’est alors seulement que commencerait sa beautĂ©, – et c’est alors seulement que je voudrais le goĂ»terâŠÂ »
ï§ En se dĂ©tournant de sa culture rationnelle, il trouvera son bonheur :
« Ce ne sera que lorsqu’il se dĂ©tournera de lui-mĂȘme, qu’il sautera par-dessus son ombre, et, en vĂ©ritĂ©, ce sera dans son soleil. »
ï§ A force d’ĂȘtre seulement rationnel son esprit a perdu toute fantaisie, il a presque perdu l’aptitude Ă vivre, et aujourd’hui il s’en repent :
« Trop longtemps, il Ă©tait assis Ă l’ombre, le pĂ©nitent de l’esprit a vu pĂąlir ses joues ; et l’attente l’a presque fait mourir de faim. »
ï§ Par habitude, il continue Ă mĂ©priser les plaisirs terrestres, mais il ne se rĂ©volte plus contre leur irrationalitĂ©. Je voudrais le voir comme un taureau puissant qui mugit d’Ă©motion, transportĂ© par la beautĂ© de la vie naturelle :
« Il y a encore du mĂ©pris dans ses yeux [âŠ]. Il est vrai qu’il repose maintenant, mais son repos ne s’est pas encore Ă©tendu au soleil. [âŠ] Je voudrais le voir semblable Ă un taureau blanc, qui souffle et mugit devant la charrue : et son mugissement devrait chanter la louange de tout ce qui est terrestre !
Conclusions et souhaits de Zarathoustra
=======================================
L’homme sublime doit ĂȘtre Ă la fois un intellectuel et un artiste. Son esprit doit ĂȘtre Ă la fois sublime par sa science et Ă©levĂ© par ses valeurs et ses goĂ»ts. S’il y parvient, il pourra alors Ă©voluer vers le surhomme.