Covid-19 | Après plusieurs semaines d’autoroute de la pensée, certaines questions tabous font surface dans le débat public autour de la crise : toutes ces mesures ne sont-elles pas… démesurées ? Est-il vraiment justifié de tout arrêter pour sauver des personnes très âgées et en très mauvaise santé ?
Dans nos sociétés, les défenseurs auto-proclamés de la morale s’indignent de telles interrogations, qui reflètent selon eux un manque flagrant d’humanité. Mais ces derniers semblent oublier la réalité de la sélection, en médecine comme dans la vie.
« Les pratiques de tri qu’on découvre aujourd’hui dans le débat public sont routinières en médecine. Elles sont violentes pour les soignants, difficiles éthiquement, insupportables philosophiquement, mais elles sont aussi nécessaires », explique l’anthropologue des épidémies Guillaume Lachenal dans un entretien sur Mediapart. Illustration dans le cadre de l’épidémie actuelle : l’immense majorité des personnes en maison de retraite décède sans passer par l’hôpital et ses soins intensifs.
Tri au quotidien
Tout au long de l’année, les médecins évaluent s’il est justifié ou non de prodiguer des soins intensifs à des patients très âgés ou très atteints. C’est aussi à eux qu’incombe la charge d’expliquer la situation au patient et à sa famille. « Ces pratiques de tri sur critères médicaux sont aussi un moyen de traiter les gens de manière égalitaire, au sens où ce ne sera pas seulement celui qui paie le plus qui aura le droit à un ventilateur par exemple », continue Lachenal dans une perspective planétaire.
Serpent qui se mord la queue
Si le Covid-19 a poussé les gouvernements à prendre des mesures aussi inédites, drastiques, que potentiellement destructrices, c’est pour la protection des plus vulnérables, l’aplatissement de la courbe d’infections, le non-engorgement des soins intensifs et… un minimum de tri et de morts dans les hôpitaux. Tri et morts qui vont à l’encontre du monde éternellement bienheureux dont rêve l’Occident et que promet le transhumanisme.
Les progrès scientifiques, techniques et médicaux offrent la possibilité de prolonger de manière impressionnante la vie des individus. Même de santé fragile, voire victimes de handicaps ou de maladies chroniques, ils peuvent atteindre des âges tout à fait inespérés il y a quelques décennies encore. Mais le serpent se mord la queue. L’utilisation de machines toujours plus sophistiquées augmente certes notre espérance et qualité de vie, mais crée à la fois un nombre considérable de personnes vulnérables, « à risque ». En cas d’épidémie, « la dialyse, le respirateur, la réanimation qui n’existaient pas il y a un demi-siècle soulèvent de nouvelles questions d’accès et de tri, qui ne se posent pas dans de nombreux pays du Sud où quasiment personne n’y a accès », analyse Lachenal.
Sans progrès techniques et sans idéal transhumaniste, le Covid-19 serait apparu sur les graphiques des décès hebdomadaires comme une grippe particulièrement virulente et mortifère. Comme ce fut le cas en 1968-69, avec la grippe de Hong-Kong, qui a causé, dans l’indifférence médiatique générale, 1 million de morts, dont 35’000 Français.
#ObéissonsMaisOsonsPenser
Merci pour le passage d’article et de points de vues. J’aimerais commenter :
Tri au quotidien :
En santé publique, il y a souvent rationnement (faire +/- la même chose avec moins) et rationalisation (allouer efficacement les ressources limitées) des ressources. L’activité de tri a été présenté comme « l’effondrement du système de santé » s’il devait avoir lieur. Pour ma part, je me demande si le corps médical a manqué à sa tâche car il y a des médecins pour qui leur travail est justement d’effectuer cette rationalisation. On peut dire que la temporalité dans la crise Covid fait la différence : beaucoup de monde arrive et l’incertitude regnante a mené aux mesures de confinements. Pour la prochaine fois (c’est drôle!) ; c’est surtout la réponse sanitaire qui devrait être prête (dépistage) car le confinement des personnes en bonnes santé est contestable d’un point de vu épidémiologique.
Ensuite, sur le plan philosophique, on pourrait demander si c’est sensé d’avoir peur de la mort pour une société ? Et pour un individu ? Actuellement, on a peur de la disparition des personnes vulnérables mais cette peur ne semble pas être au bénéfice de l’ensemble, et probablement encore moins des jeunes et des enfants. Est-il éthique d’avoir peur de la mort dans ce travail de soin ? (et peut-on poser pareille question ?) Une possibilité serait d’orienter les politique sanitaires plus vers les enfants, la jeunesse, la natalité, pour « plus de santé » par rapport à une médecine « de pointe » qui s’occupe de recoller les morceaux.
Serpent qui se mord la queue ?
En ce qui concerne le progrès technique et l’idéal transhumaniste, précisons que le premier a permis l’apparition de traitements pour des maladies auparavant incurables et fréquentes. La tuberculose était une maladie incurable avant les antibiotiques, la variole a été éradiquée par nos vaccins (éradiquer une maladie fréquente! Pensons-y!). Peut-être que ces progrès s’accompagnent d’un rebond, de nouvelles maladies ou de problèmes plus tard. Mais j’aurais tendance à penser qu’il existe un progrès scientifique, technique au bénéfice de l’humanité ; disons, un équilibre entre :
1° un « pas de progrès technico-scientifique du tout »
2° et un autre « progrès déraisonnable qui aliène l’Homme » (par exemple)
Ainsi, on pourrait travailler pour une forme de progrès (dans un va-et-vient concernant sa justesse) qui impliquent, avec le travail sur soi, les sciences et la compréhension du monde qui nous entoure.
Une lecture récente peut faire réfléchir quant à la pertinence de l’économie des entreprises (qui est récente dans l’histoire) :
https://www.courrierinternational.com/article/portrait-mariana-mazzucato-leconomiste-qui-veut-reparer-le-capitalisme
En résumé, par les bénéfices financiers, les entreprises ne pourrait assurer un « progrès digne » (quel pléonasme cela fait sur ce site !) ; cet article contient des exemple d’innovations qui viennent des états plus que les entreprises. Si l’état est démocratique, peut-elle qu’une boucle [citoyens -> états -> innovation -> équilibre/progès -> citoyens- >etc…] pourrait tenir la barre ?
Les philosophes doivent alors s’engager en politique ! (?)
Merci pour le commentaire. Le grand malheur, dans tout ça, c’est que, quel que soit le domaine, il n’y a que certains spécialistes qui ont droit à la parole dans les médias et que les autres n’ont pas fait l’effort – et pris le risque ! – de la prendre…
Oui, tout à fait d’accord qu’il nous faut de toute urgence une réorientation complète de la politique sanitaire, sur la base des résultats d’un vrai débat, autant médical, épidémiologique, qu’éthico-philosophique.
Bien sûr qu’il existe un progrès scientifique, technique, au bénéfice de l’humanité ! L’enjeu est de grandir avec, ne pas se laisser leurrer : croire que le monde ici et maintenant peut être idéal. Là aussi, la philosophie (et le débat philosophique) a son rôle à jouer.
Peut-être que les bons philosophes devraient s’engager en politique. Le hic est que pour monter dans les hiérarchies politiques, il faut plaire. Or le rôle du philosophe et d’aspirer à la sagesse – et non de plaire…
Les philosophes sont donc des couards ?
Mais l’œuvre d’un « bon »(?) philosophe pourrait justement avoir plus de portée que son action en politique. Lui seul en jugera.
Le « bon » philosophe qui aurait raison, raison sur toute une ligne directrice pour un progrès universel ; celui-là, s’il s’engage en politique et que tout foire, voilà qu’il condamne son travail. Il peut alors se tirer une balle. Mais son travail doit y gagner à se confronter !
In fine, des personnes doivent concrètement écrire les lois. On ne peut pas laisser un néo-libéralisme sans projet de société commun donner la direction générale.
Bonjour,
J’apprécie beaucoup votre site, merci beaucoup pour votre travail.
Je rebondis sur le fait que, comme vous dites, le progrès technique a permis aux personnes d’atteindre des âges inespérés. Ceci est vrai et j’ai une certaine admiration pour les acquis de la science, mais ce progrès a atteint à mon avis ses limites: mourir d’une mort simple et naturelle à un âge avancé devient un défi inédit de nos jours!
Certes, après 80 ans, on se protège de la grippe, on a des médicaments pour contrer les symptômes de toute sorte de maladie… ou presque. Mais la santé se dégrade malgré tout, et souvent rapidement, de manière imprévue. Développer des troubles cognitifs, perdre son autonomie, ses facultés physiques jusqu’à devenir complètement dépendant: la qualité de vie, à moment donné, il faut aller la chercher dans les chaussettes. La mort vient souvent lentement, et l’agonie de certaines personnes dont la vie est réduite à une suite de jours pénibles peut durer des mois, parfois des années. Je trouve ça épouvantable. Ne serions-nous pas allés trop loin avec cette envie de prolonger la vie?
Souvent je me demande: n’y a-t-il plus un temps pour vivre et un temps pour mourir?
Bonjour et merci pour votre commentaire. Tout à fait d’accord avec vous : l’enjeu est de le faire entendre le plus largement possible !