Réservez-vous pour vos dignes ennemis !

J’AIME LES BRAVES QUI NE SE LAISSENT PAS FAIRE. Les gens courageux qui, quand il faut, n’hésitent pas à dégainer. Mais ce n’est pas assez d’être sabreur, d’avoir la main leste, il faut encore savoir à qui on s’en prend, qui on sabre !

D’ailleurs, à bien y regarder, se retenir et passer outre est souvent plus brave que d’embrocher le premier venu. Pourquoi ? Parce que, de la sorte, on se réserve pour l’ennemi qui en vaut vraiment la peine !

Non pas l’ennemi le plus ignoble, le plus vil et le plus méprisable, mais l’ennemi le plus digne d’être détesté : le plus dur, le plus fort, le plus authentique et le plus cruel. Comme je l’ai déjà dit une fois : il faut pouvoir être fier de son ennemi.

Réservez-vous pour l’ennemi qui en vaut vraiment la peine, ô mes amis ! Or pour ce faire, vous devez passer outre beaucoup de choses.

En particulier outre la nombreuse racaille démocratique qui vous bassine les oreilles avec son discours sur le peuple et les peuples.

Gardez votre œil et vos oreilles purs de leur « pour » et de leur « contre » ! Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils jugent, tout n’est que de l’ordre de l’opinion. Ils affirment en même temps beaucoup de choses justes et vraies – mais en même temps beaucoup de choses injustes et fausses : quiconque regarde et écoute leur méli-mélo se trouve fourvoyé – et ne peut que se mettre en colère.

Regarder et écouter ce que font et sont les gens, ou les critiquer, taper sur ce qu’ils font et sont – c’est au fond une seule et même chose. C’est pourquoi je vous exhorte à éviter la populace, à partir au loin dans les forêts, à y poser vos épées pour qu’elles dorment et se réservent pour vos dignes ennemis !

Avancez sur vos chemins tragiques : ceux de la force, de la santé, du dépassement de soi ! Et laissez le peuple et tous les peuples optimistes-pessimistes aller leurs chemins de faiblesse, de maladie et de dégénérescence ! – de sombres chemins, en vérité, sur lesquels ne luit plus la moindre lumière d’espoir !

Forcément, dans un monde où la seule chose qui brille est l’or d’épicier, où la seule valeur est l’argent, c’est l’épicier, celui qui fait de l’argent qui règne ! Le temps des rois est passé : l’époque est révolue où un homme pouvait incarner le rôle de pacificateur, de juge, de chef de guerre et de garant de la cohésion sociale. Ce qui s’appelle aujourd’hui peuple ne mérite pas de rois. Et n’en veut même pas, tant c’est aujourd’hui, outre l’argent, l’opinion de chacun – et non celle d’un être supérieur – qui fait loi.

Voyez donc comment les peuples eux-mêmes se font maintenant pareils aux épiciers : partout ils cherchent leur profit ; jusque dans les ordures, ils se cherchent encore un avantage, fût-il tout petit.

Ils se guettent, ils s’épient mutuellement, toujours prêts à se prendre quelque chose, toujours prêts à se valoriser aux yeux des autres ; et c’est là ce qu’ils appellent « bon voisinage ». Ô, bienheureux temps lointains où, au lieu de s’épier, de se cacher pour mieux se piller, chaque peuple était fier de lui-même et se disait : « Sur les autres peuples, je veux – être maître ! »

Car, mes frères, loin de l’école de la médiocrité, c’est le meilleur qui doit régner – et le meilleur veut aussi régner ! Partout où vous entendrez prêcher une autre doctrine, c’est que le meilleur manque.

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Traduction littérale

J’aime les braves : mais ce n’est pas assez d’être sabreur, – il faut aussi savoir qui on sabre !

Et il y a souvent plus de bravoure à ce que quelqu’un se contienne et passe outre : afin qu’il se réserve pour l’ennemi plus digne !

Vous ne devez avoir que des ennemis qui sont à détester, mais non pas des ennemis à mépriser : vous devez être fiers de votre ennemi : voilà ce que j’ai déjà enseigné une fois.

Pour l’ennemi plus digne, vous devez, ô mes amis, vous réserver : c’est pourquoi il y a beaucoup de choses outre lesquelles vous devez passer, –

– en particulier outre la nombreuse racaille qui bruisse dans vos oreilles à parler du peuple et des peuples.

Gardez votre œil pur de leur pour et contre ! Il y a là beaucoup de juste et d’injuste : quiconque regarde ça se met en colère.

Regarder dedans, taper dedans – c’est là la même chose : c’est pourquoi partez au loin dans les forêts et posez vos épées pour qu’elles dorment !

Allez vos chemins ! Et laissez le peuple et les peuples aller les leurs ! – de sombres chemins, en vérité, sur lesquels ne luit plus la moindre lumière d’espoir !

L’épicier peut bien régner, là où tout ce qui brille encore – est de l’or d’épicier ! Ce n’est plus le temps des rois : ce qui s’appelle aujourd’hui peuple ne mérite pas de rois.

Voyez donc comment ces peuples eux-mêmes se font maintenant pareils aux épiciers : dans chaque ordure, ils se choisissent encore les plus petits avantages.

Ils se guettent, ils s’épient mutuellement pour se prendre quelque chose, – c’est ce qu’ils appellent « bon voisinage ». Ô, bienheureux temps lointains où un peuple se disait : « Sur les peuples, je veux – être maître ! »

Car, mes frères : le meilleur doit régner, le meilleur veut aussi régner ! Et là où la doctrine est autre, là – il manque le meilleur.

***

Il s’agit ci-dessus de la partie 21 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.

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