Le convalescent, 1.

Le convalescent_1UN MATIN, PEU DE TEMPS APRÈS ÊTRE RETOURNÉ À SA CAVERNE, Zarathoustra s’est levé d’un bond de sa couche, en criant comme un fou, d’une voix terrible ; et en se comportant comme s’il y avait, à côté de lui, sur son lit, quelqu’un qui ne voulait pas se lever. Et le cri de Zarathoustra était si puissant, résonnait si fort qu’il a terrorisé tous les animaux alentour.

Impossible ici de ne pas se rappeler cet autre hurlement, mentionné par Zarathoustra sur le bateau en partance des îles bienheureuses : celui du chien de berger, hurlant à côté de son maître se tordant de douleur sur le sol, étouffé par un noir serpent dans la bouche. Berger que Zarathoustra avait finalement sauvé en le poussant à mordre la tête de l’animal et à la cracher au loin. Libération qui avait eu pour conséquence de métamorphoser le pâtre, qui s’était alors mis à rire comme jamais un homme n’avait ri. Rire dont Zarathoustra lui-même s’est dit nostalgique et désireux depuis.

Effrayés par le terrible cri se dégageant de la caverne de Zarathoustra, ses deux animaux de compagnie – son aigle et son serpent – ont réagi comme Zarathoustra lui-même l’avait fait jadis avec le chien et le berger : ils se sont précipités vers lui pour voir ce qu’il se passait et l’épauler. Au contraire de toutes les autres bêtes des cavernes et repaires des environs : celles-ci, prises de panique, se sont empressées de fuir au loin – en volant, en voletant, en rampant, ou encore en sautant, selon l’espèce de pieds et d’ailes qui leur avait été donnée.

Mais pourquoi Zarathoustra a-t-il hurlé de la sorte ? Parce qu’il a été assailli par une terrible pensée : sa pensée la plus profonde, la plus abyssale, qui s’avérera somme toute être celle de l’éternel retour du même, dont il a justement été question dans la vision et l’énigme racontée sur le bateau au départ des îles bienheureuses. La vision et l’énigme, de l’ordre du rêve, de la logique du rêve – on s’en souvient – d’abord de l’esprit le plus lourd, du nain moqueur, ensuite du portique instant, avec ses deux allées s’avançant pour toute éternité, l’une en arrière, vers le passé, et l’autre en avant, vers l’avenir, et revenant éternellement de la même manière, et enfin du chien, du berger, du serpent…

Mais quel était ce berger ? Qui est l’homme à qui le plus noir et le plus lourd va encore ramper dans le gosier ? Voilà ce qu’avait finalement demandé Zarathoustra aux membres de l’équipage.

Or voici les mots qu’il a prononcés ce matin-là, après avoir bondi de son lit et avoir à son tour hurlé d’effroi, en s’adressant à sa couche vide :

*

Lève-toi, pensée la plus profonde, pensée sans fond, pensée abyssale ! Sors de ma profondeur ! Ah, ver endormi, enroulé sur toi-même, je suis ton réveil, ton coq et ton aube ! Allez, c’est l’heure d’émerger ! Debout ! Debout ! Inutile de résister : le cri de ma voix finira bien par te réveiller !

Débouche-toi les oreilles : obéis ! Car je veux entendre ce que tu as à dire ! Debout ! Debout ! Ne fais pas la sourde oreille ; de toute façon c’est peine perdue : il y a assez de force en moi pour te réveiller ! Assez de tonnerre pour que même les tombes apprennent à m’obéir et se mettent à parler !

Et essuie de tes yeux le sommeil, toute trace de passivité, de retrait, de fermeture et de fuite ; et débarrasse-toi aussi de l’idiotie, de la faiblesse, et de l’aveuglement qui te sont propres ! Et prends garde de ne pas m’écouter seulement avec tes oreilles, mais écoute-moi aussi avec tes yeux ! Ma voix est un remède même pour ceux qui, comme toi, sont aveugles de naissance ; pour ceux qui, comme toi, sont souterrains, sans clarté, et donc inquiétants, parce que nés dans les profondeurs.

Et une fois réveillée, pince-toi ! Attention de ne pas te rendormir : tu dois me rester éternellement éveillée. Il faut que tu fasses tout pour ne pas replonger. Tu le sais bien : je ne suis pas du genre à réveiller les arrière-grand-mères pour vérifier si elles sont encore en vie ; et pour leur dire – que tout va bien et qu’elles peuvent se remettre à dormir ! Chaque chose que j’ai réveillée, chaque chose qui m’est venue, qui a émergé en moi, j’ai toujours tout fait pour la  garder éveillée, pour l’incorporer, la faire entièrement mienne – et ne pas la perdre aussitôt gagnée.

Quoi ? Ma pensée la plus profonde, tu bouges, tu t’étires, tu râles ? Allez, debout ! Debout ! Fini de râler – l’heure est venue de me parler ! Allez, Zarathoustra, le sans dieu, t’appelle et veut t’entendre !

Oui, moi, Zarathoustra, le porte-parole de la vie en son va-et-vient tragique, le porte-parole de la souffrance comme fond et ressource de toute existence, le porte-parole du cercle qui marque tout phénomène – je t’appelle, je t’appelle toi, ma pensée la plus abyssale !

Ah, me voilà sauvé ! Te voilà qui arrives, – oui, je t’entends venir à moi ! Mon abîme se met à parler, se met à me parler : j’ai enfin réussi à faire remonter mon ultime profondeur à la surface, à retourner l’ultime obscurité à la lumière, à faire passer l’inconscient le plus enfoui à la claire conscience !

Ah, me voilà sauvé ! Viens ! Donne-moi ta main ! Que ma surface et ma profondeur s’unissent et cheminent ensemble, que l’union des contraires triomphe, que tout devienne décidément et en toute clarté différences de degrés du même ! – – Ah ! Non, laisse ! Arrête-ça ! Ah ! Ah ! – Dégoût, dégoût, dégoût – – – C’est insupportable ! Malheur à moi ! Me voilà perdu !

***

Traduction littérale

Un matin, peu de temps après son retour à la caverne, Zarathoustra s’est levé de sa couche comme un fou, a crié d’une voix terrible et s’est comporté comme s’il y avait encore sur la couche quelqu’un qui ne voulait pas se lever ; et la voix de Zarathoustra a résonné si fort que ses animaux sont arrivés vers lui effrayés, et que tous les animaux de toutes les grottes et repaires voisins de la caverne de Zarathoustra ont pris la fuite, – volant, voletant, rampant, sautant, selon l’espèce de pieds et d’ailes qui leur était donnée. Mais Zarathoustra a prononcé ces mots :

*

Lève-toi, pensée abyssale, hors de ma profondeur ! Je suis ton coq et ton aube, ver endormi : Debout ! Debout ! Le cri de ma voix finira bien par te réveiller !

Détache les liens de tes oreilles : obéis ! Car je veux t’entendre ! Debout ! Debout ! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes apprennent à obéir !

Et essuie le sommeil et toute idiotie, tout aveuglement de tes yeux ! Ecoute-moi aussi avec tes yeux : ma voix est un remède même pour les aveugles de naissance.

Et une fois réveillé, tu dois me rester éternellement éveillé. Ce n’est pas mon genre de réveiller les arrière-grand-mères pour leur dire – de continuer à dormir !

Tu bouges, tu t’étires, tu râles ? Debout ! Debout ! Tu ne dois pas râler – mais me parler ! Zarathoustra t’appelle, le sans dieu !

Moi, Zarathoustra, le porte-parole de la vie, le porte-parole de la souffrance, le porte-parole du cercle – je t’appelle, toi, ma pensée la plus abyssale !

Salut à moi ! Tu viens, – je t’entends ! Mon abîme parle, j’ai retourné à la lumière mon ultime profondeur !

Salut à moi ! Viens ! Donne-ta main – – ah ! Laisse ! Ah ! Ah ! – Dégoût, dégoût, dégoût – – – Malheur à moi !

***

Il s’agit ci-dessus de la première des deux partie (sur 2) du treizième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici.

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