Le convalescent, 2.

ON EST LE MATIN, DANS LA CAVERNE DE ZARATHOUSTRA. Le porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle qu’il est vient de se lever d’un bond de sa couche en poussant un cri terrible. Il a été assailli par sa pensée la plus profonde, la plus abyssale, depuis toujours présente, mais depuis trop longtemps endormie : la pensée de l’éternel retour du même. L’heure est venue qu’elle se lève, qu’elle remonte à la surface, qu’elle quitte l’obscurité pour la lumière. A grands cris et grand-peine, Zarathoustra est finalement parvenu à la faire émerger et à la faire parler : « Ah, me voilà sauvé ! Te voilà qui arrives, – oui, je t’entends venir à moi ! Me voilà sauvé ! Viens ! Donne-moi ta main ! Que ma surface et ma profondeur s’unissent et cheminent ensemble, que l’union des contraires triomphe, que tout devienne décidément différences de degrés du même ! », s’est alors réjoui Zarathoustra. Avant de gémir soudain : « Ah ! Non, laisse ! Arrête-ça ! Ah ! Ah ! – Dégoût, dégoût, dégoût – – – C’est insupportable ! Malheur à moi ! Me voilà perdu !

*

Le convalescent_2

A peine Zarathoustra a dit ces mots, il s’est écroulé comme un mort sur sa couche ; et est resté longtemps comme ça, comme un mort, étendu sur sa couche. Et quand il est revenu à lui, il était pâle, et tremblait comme une feuille. Longtemps, il est resté alité ; et longtemps il n’a pas voulu manger ni même boire. Sept jours durant, il est demeuré dans cet état. Mais ses animaux de compagnie, son aigle et son serpent, ne l’ont pas quitté un instant, ni le jour ni la nuit ; ne serait-ce l’aigle, parfois, pour s’envoler chercher et dérober çà et là de la nourriture, déposée sur sa couche, de sorte que Zarathoustra s’est finalement trouvé allongé parmi quantité de baies jaunes et rouges, de raisins, de pommes de roses, d’herbes odorantes et de pommes de pin. De plus l’aigle avait étendu à ses pieds deux jeunes et purs agneaux péniblement dérobés à leur berger.

Après sept jours dans cet état, Zarathoustra s’est enfin redressé sur sa couche. Il a pris une pomme de rose dans la main, l’a approchée de son nez, l’a sentie, et en a trouvé l’odeur agréable. Le voyant ainsi sorti de son retrait et de sa torpeur, de nouveau ouvert au monde, ses animaux ont estimé que le moment était venu de lui parler.

*

« Ô Zarathoustra, lui ont-ils dit, voilà déjà sept jours que tu es couché là, l’œil lourd : ne veux-tu pas enfin te remettre sur pieds ?

Allez, bouge-toi ! Sors de ta caverne : le monde t’attend ! Il t’attend comme un jardin attend d’être cultivé par son jardinier. Le vent joue avec de lourdes senteurs odorantes qui toutes veulent venir vers toi ; et tous les ruisseaux veulent te suivre à la trace, te courir après.

Comme tu es resté seul, loin du monde, sept jours durant, toutes les choses aspirent à toi. Tu leur manques, ô Zarathoustra. Allez, sors de ta caverne ! Dehors, toutes les choses t’attendent ; elles veulent être tes médecins, te faire recouvrer la santé, te rendre plus fort encore qu’avant !

N’as-tu pas, durant ces terribles derniers jours, gagné quelque chose ? Une nouvelle connaissance, acide et lourde, ne t’est-elle pas venue ? Tu étais en tout cas couché là, devant nous, comme un levain acidifié, prêt à gonfler, à exprimer sa force et surabondance cachées. Et, progressivement, ton âme s’est bel et bien mise à lever ; s’est mise à enfler comme une pâte à pain ; à enfler, à enfler encore et encore, surabondamment, jusqu’à déborder, jusqu’à passer par-dessus ses bords. Te revoilà prêt, toi le porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle, te revoilà prêt à affirmer le monde. »

– Ô mes animaux, a alors répondu Zarathoustra, continuez donc à bavarder comme ça et laissez-moi vous écouter ! Ça me revigore de vous entendre parler, de vous entendre proférer des mots et des sons. Là où on bavarde, où on cause, où ça cause, tout est déjà ouvert, tout est déjà accueillant : le monde se présente déjà comme vous dites, comme un jardin prêt à être cultivé. Et voilà que grâce à vous le monde se présente déjà à moi comme un tel jardin prêt à être cultivé.

Ah, comme il est agréable qu’il y ait des mots et des sons ! Les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts apparents, chimériques, reliant ce qui est éternellement séparé ? Faisant croire à l’union entre ce qui se passe en nous et en-dehors de nous, entre nos pensées et les choses, nos sensations et celles des autres ? Le langage n’est-il pas un immense et accueillant mensonge ?

Prenons l’exemple des âmes. Chacune a son propre monde, sa propre ouverture au monde. Et pour chacune, toute autre âme est un monde inconnu, obscur, énigmatique : un arrière-monde, qu’on nomme pour ne pas être trop chahuté ; un radeau d’apparence qu’on s’invente pour ne pas être trop seul et trop ballotté sur l’immensité de la mer.

Tout ce qu’on voit n’est qu’apparence, illusion, mensonge voilant les phénomènes en ce qu’ils sont. Et c’est précisément entre les choses les plus proches et les plus semblables, que l’apparence ment le plus joliment : le plus petit gouffre est toujours le plus difficile à franchir et à surmonter ; c’est sur le plus petit écart, la plus petite différence, la plus infime nuance qu’il est le plus compliqué de lancer un pont, de produire une chimère valable, au sens où elle est solide, rassurante – de toute rigueur.

Mais pour moi, pour moi qui expérimente le monde et la vie comme union des contraires ; pour moi qui ressens tout comme différences de degrés du même, qui n’objective pas, qui ne considère nulle chose dans l’optique de la relation « sujet-objet » – comment pourrait-il y avoir un hors-de-moi ? Impossible : dans ma perspective, il n’y a tout simplement pas de dehors, pas de hors-de-moi ! Au fond, tout est moi : mon petit moi comme infime partie du grand moi du monde ! Mais voilà, cette réalité tragique, les sons, les mots nous la font toujours de nouveau oublier. Et comme il est agréable d’oublier ! Sans la faculté de l’oubli, la vie serait tout simplement insupportable !

Les noms et les sons ne sont-ils pas donnés aux choses pour que l’homme oublie et se revigore aux choses ? Pour qu’il y trouve un certain calme, une certaine assurance, voire même sérénité ? C’est une belle bouffonnerie que la parole : grâce aux noms et aux sons, l’homme danse par-dessus les choses, toutes les choses.

Comme toute parole est aimable ! Comme tout son, tout mensonge fait du bien ! Notre amour lui-même danse avec des sons sur des arcs-en-ciel multicolores : tout notre rapport au monde, tout notre engagement pour les choses et les gens, tout notre amour est marqué par des paroles rassurantes, des sons superficiels, du bavardage.

– « Ô Zarathoustra, ont alors dit les animaux, pour ceux qui pensent comme nous autres animaux, toutes les choses dansent seules ; contrairement aux hommes, nous ne réfléchissons pas, pas non plus à ce que nous disons : nous nous contentons de suivre et d’exprimer le mouvement de la vie et de la mort, la musique de la vie et de la mort, le va-et-vient tragi-comique de tout phénomène. Pour nous, il n’y a pas de vrai et de faux, pas de beau et de laid, pas de jugement du bien et du mal. Pour nous, tout se passe comme ça : toute chose vient, tend la main, rit, et s’enfuit – et revient, et retend la main, et rit de nouveau, et s’enfuit de nouveau. Et ce toujours de nouveau, à l’infini.

Il n’y a pas d’être stable et constant, pas d’idée, pas d’image fixe ; tout est toujours en mouvement. Tout va, tout vient ; tout vient, tout revient ; la roue de l’être – l’être de tout ce qui est, la vie – tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit ; l’année de l’être court éternellement.

Tout se brise, tout est de nouveau recomposé ; la même maison de l’être, le même refuge de l’être se reconstruit toujours, éternellement. Tout se sépare, se dit au-revoir, et tout se rassemble et se salue de nouveau ; l’anneau de l’être reste éternellement fidèle à lui-même.

L’être n’a pas de début ni de fin : il commence à chaque instant. Autour de chaque ici se tourne la sphère de là-bas, la sphère là-bas : l’ici n’est qu’une possibilité du là-bas. Comme il n’y a pas de début ni de fin, il n’y a pas non plus de milieu ; ou alors le milieu est partout. Le sentier de l’éternité n’est pas une ligne droite ; il est tordu, mais revient toujours, à l’identique, avec les mêmes bouts droits et les mêmes travers. »

– Ô, vous autres bouffons, plaisantins et orgues de Barbarie !, a alors répondu Zarathoustra en retrouvant le sourire, comme vous savez bien ce qui s’est accompli en moi durant les sept jours où je suis resté comme mort sur ma couche ; ce qui a dû s’accomplir en moi, en toute nécessité : la reconnaissance de la vie ici et maintenant en sa nature propre, comme éternel retour du même !

Comme vous savez bien comment ma pensée la plus profonde, ma pensée la plus abyssale, ce monstre noir, s’est, pareil à un serpent, glissé dans ma gorge et m’a étranglé, étouffé ! Mais voyez, je ne me suis pas laissé faire : j’ai mordu, mordu ; et lui ai coupé la tête des dents avant de la cracher au loin.

Quoi ? Vous en avez déjà fait une rengaine, un chant lyrique ? Mais je ne suis pas encore guéri ; je suis encore convalescent : je me trouve encore couché là ; encore fatigué d’avoir mordu et craché au loin ; encore malade de ma propre délivrance, de ma propre rédemption.

Et vous avez regardé tout cela ? Ô mes animaux, vous êtes donc comme les hommes ? Vous êtes vous aussi cruels ? Vous avez voulu faire comme ils font, eux, vis-à-vis de toute chose : vous avez voulu regarder ma douleur, ma grande douleur ? Ça ne fait aucun doute : l’homme est le plus cruel des animaux.

Savez-vous quand l’homme s’est à ce jour senti le mieux sur terre ? Lors des désolations, des jeux de mort et de deuils, des combats de taureaux et autres crucifixions. Et même plus, quand il s’est inventé l’enfer, quand il a imaginé l’enfer ; regardez, ce dernier a été son ciel sur terre ! L’enfer a été l’élément le plus important de tout son rapport au monde, comme menace et repoussoir, au profit des bonnes actions raisonnables et morales.

Regardez comment l’homme a pris l’habitude de fonctionner : quand il entend crier de souffrance un grand homme, grand homme parce qu’il affronte et affirme le réel, quand il l’entend crier – tout de suite le petit homme, l’homme médiocre, qui cherche partout la facilité, le confort de son propre bonheur, accourt, la langue pleine de convoitise pendant hors de sa bouche. Mais regardez bien : même s’il parle de sympathie à l’égard de la souffrance d’autrui, s’il parle de sa « pitié », de sa « compassion », c’est par avidité ou désir que le petit homme se précipite !

Ah, avec quel zèle le petit homme, et parmi tous les petits hommes en particulier celui qui est poète, utilise les mots et les sons, non pas pour bavarder, comme vous le faites, sans réfléchir, en toute innocence, pour essayer de dire la vie, mais pour accuser la vie ! Ecoutez-le : c’est un accusateur de vie ! Rivé qu’est son regard sur les bonnes et belles idées stables et constantes, il est forcément déçu par la vie ici et maintenant. Alors il ne peut faire autrement que la critiquer, de l’accuser de ne pas être comme elle devrait être, à savoir idéale. Mais ne manquez pas d’entendre combien de plaisir caché, de désir, d’envie recèle au fond chacune de ses accusations !

Heureusement, la vie est suffisamment forte pour surmonter l’homme ; pour surmonter en un clin d’œil l’accusateur de la vie qu’il est : « Si tu parles ainsi de moi, c’est que tu m’aimes, dit-elle insolente au petit homme ; attends un peu, je n’ai pas encore de temps pour toi, mais je vais bientôt m’occuper de ta petite personne. »

Si l’homme est l’animal le plus cruel, ce n’est pas seulement vis-à-vis des autres animaux ou des phénomènes, mais aussi vis-à-vis de l’homme lui-même. Voyez, quand il se met à accuser celui qu’il appelle « pécheur », « porteur de croix », ou encore « pénitent » : ne manquez pas, là non plus, d’entendre le plaisir, le désir, l’envie qui se mêle à ses plaintes et accusations !

Mais en me prononçant moi-même de la sorte – est-ce que je ne me fais pas moi-même accusateur, l’accusateur des hommes ? Ne suis-je pas moi-même cruel et méchant, marqué par le plaisir, le désir et l’envie ? Ah, mes animaux, voici la seule chose que j’ai apprise jusqu’ici : que ce qu’il y a de plus cruel et de plus méchant en l’homme est nécessaire à l’homme, la condition même pour qu’il devienne meilleur et atteigne son plus haut niveau.

Et même plus : ce qu’il y a de plus cruel et méchant en l’homme est sa meilleure force ; la force qui le conduit le plus loin. Ce qu’il y a de plus cruel et méchant est la pierre la plus dure du suprême créateur ; la pierre la plus difficile à tailler, certes, mais la pierre qui, par suite, produit aussi les plus belles œuvres. Et j’ai donc aussi appris que, d’une manière générale, l’homme ne doit pas seulement devenir meilleur, mais à la fois meilleur et plus méchant. Impossible de devenir meilleur sans devenir plus dur, plus sévère, plus cruel, et donc plus méchant. Car la vie elle-même est dure, sévère, cruelle et méchante.

Je n’ai pas été épinglé, moi, à ce bois de martyre ; je n’ai pas comme Jésus jadis été crucifié parce que je proclamais que l’homme était bon, que l’homme était amour, créé à l’image de dieu. Je l’ai toujours senti et ne m’en suis jamais caché : l’homme est cruel et méchant. Contrairement au crucifié, jamais je n’ai prêché la bonne parole, jamais je n’ai cherché à faire croire à un autre monde, par-delà le monde ici et maintenant, un monde meilleur, un monde parfaitement moral, comme guide du monde ici-bas. Par contre, quand j’ai été assailli par ma pensée la plus profonde, quand le porte-parole de la vie que je suis a vu le noir serpent se glisser dans sa bouche pour le prendre à la gorge, quand j’ai pris conscience de tout ça, de l’erreur et de la petitesse de l’homme, et de son éternel retour, je n’ai pu m’empêcher de regarder tout ça à partir de l’ancienne morale et de crier de dégoût ; j’ai hurlé comme jamais encore personne n’a hurlé.

« Ah, quelle horreur : tout, en l’homme, est petit. Ah, quelle horreur : même ce qu’il a de plus cruel et méchant est tout petit aussi ! Ah, quelle horreur : même ce qu’il a de tendre et de meilleur est tout petit ! », voilà ce que j’ai crié.

Le grand dégoût vis-à-vis de l’homme, le trop-plein, la satiété, – voilà ce qui m’a étranglé et m’a rampé tel un serpent dans le gosier. Et tout ce que le diseur de vérité, le diseur de bonne aventure a dit de vrai m’a aussi dégoûté : « Tout est égal ? Rien ne vaut la peine, le savoir étrangle. »

J’étais pris à la gorge par la rampante morale ; j’étouffais ; la lumière déclinait : un long crépuscule boitait péniblement devant moi ; une tristesse mortellement fatiguée, mortellement ivre parlait en bâillant.

« Il revient éternellement, l’homme dont tu es fatigué, le petit homme », voilà ce que bâillait ma tristesse en traînant les pieds, incapable de s’endormir pour se refaire.

Et la terre des hommes se transformait pour moi en une étouffante caverne ; une pesante grotte sans air, la poitrine affaissée. Et tout le vivant m’est alors apparu comme pourriture humaine et ossements et passé vermoulu. A force de viser l’idéal, l’homme m’apparaissait tellement petit que la vie ne méritait plus même d’être vécue.

Mes soupirs étaient assis sur toutes les tombes d’hommes, sur tous ceux qui ont creusé la nature humaine ; et mes soupirs ne pouvaient plus se lever ; et mes soupirs et mes questionnements coassaient et étranglaient et rongeaient et se plaignaient sans arrêt, jour et nuit.

« Ah, quelle horreur : l’homme revient éternellement ! Le petit homme revient éternellement ! »

Je les ai jadis vu nus, les hommes, tous les deux, le plus grand et le plus petit : mais ils étaient trop semblables l’un à l’autre, trop pareils, trop accrochés à leur raison, trop humains, trop idéalistes, – et pas seulement le plus petit, mais aussi le plus grand !

Trop petit le plus grand ! Tel était mon dégoût vis-à-vis de l’homme, mon trop-plein, ma satiété ! Et tout reviendra éternellement, à l’identique, y compris le plus petit des hommes, l’homme le plus prudent, le plus mesquin, qui passe sa vie à calculer comment stabiliser et augmenter son petit bonheur personnel ! Tel était mon dégoût, mon trop-plein, ma satiété vis-à-vis de toute existence !

Ah, dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! – – Voilà comment a parlé, comment a soupiré et s’est lamenté Zarathoustra ; car il se rappelait sa maladie ; et là aussi, contrairement à ce qu’aurait fait la plupart, sa maladie, il ne l’a pas mise à distance, mais s’y est replongé en la racontant. Mais à ce moment, ses animaux ne l’ont pas laissé continuer à parler, ne l’ont pas laissé revivre sa maladie et sombrer encore une fois.

*

« Arrête de parler, toi le convalescent !, voilà comment lui ont répondu ses animaux. Va donc dehors : le monde t’attend pour que tu le cultives comme un jardin !

Va dehors, dans la nature : vers les roses, vers les abeilles et vers les vols de colombes ! Et va en particulier vers les oiseaux-chanteurs, pour qu’ils t’apprennent à chanter ! Pour qu’ils te réapprennent à chanter !

Chanter, voilà ce que doit faire le convalescent pour guérir. S’il est tombé malade, c’est qu’il a perdu l’équilibre, que quelque chose a mal résonné en lui, de manière non harmonieuse ; qu’il y a tout à coup eu quelque chose qui s’est mis à clocher dans sa musique. Pour recouvrer santé, il lui faut donc réapprendre à chanter, retrouver l’équilibre musical, retrouver l’harmonie. L’homme sain, lui, n’a pas besoin de chanter, et encore moins de réapprendre à chanter ; il lui suffit de parler. Et s’il veut lui aussi des chants, ce sont de toute façon d’autres chants que ceux du convalescent : des chants qui font écho à sa santé. »

*

– « Ô vous autres bouffons, plaisantins et orgues de Barbarie, mais taisez-vous donc !, a alors répondu Zarathoustra, non plus seulement, comme précédemment, en souriant, mais en se moquant désormais un peu de ses animaux. C’est fou comme vous m’avez bien regardé ; c’est fou comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventée en sept jours !

Oui, que je doive de nouveau chanter : c’est cette consolation et cette convalescence que je me suis inventée. Voulez-vous là aussi directement en faire une rengaine, un chant lyrique ? »

– « Arrête de parler, lui ont alors de nouveau répondu ses animaux ; on préfère que tu te fasses d’abord une lyre, toi le convalescent, une nouvelle lyre !

Car regarde, ô Zarathoustra ! Pour tes nouvelles chansons, il te faut de nouvelles lyres.

Chante et laisse déborder tes mugissements, Zarathoustra ! Guéris ton âme avec de nouveaux chants, de nouvelles chansons ! Trouve la musique qui te permet d’endosser ton grand destin, le grand destin qu’aucun homme n’a à ce jour encore endossé : celui de porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle !

Car tes animaux savent bien, ô Zarathoustra, qui tu es et qui tu dois devenir : regarde, tu es l’enseignant de l’éternel retour –, tel est maintenant ton grand destin ! En toi la vie s’est reconnue et saisie comme éternel retour du même ; par toi elle doit parvenir aux oreilles des hommes.

Comme tu es le premier à devoir enseigner cette doctrine, comment serait-il possible que ce grand destin ne soit pas en même temps aussi ton plus grand danger et ta plus grande maladie !

Regarde, nous savons, nous autres animaux, dénués que nous sommes de réflexion, d’objectivation, d’idéalisation, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent éternellement, et nous-mêmes avec, et que nous avons éternellement déjà été là, et toutes les choses avec nous.

Tu enseignes qu’il existe une grande année du devenir, un monstre de grande année : il doit, pareil à un sablier, toujours se tourner de nouveau, afin de s’écouler et d’expirer toujours de nouveau. Toujours de la même manière, à l’identique.

De sorte que toutes ces années sont pareilles à elles-mêmes, dans le plus grand et aussi dans le plus petit ; de sorte que nous soyons nous-mêmes, dans chaque grande année, toujours pareils, dans le plus grand et aussi dans le plus petit.

Et si, pris par ta pensée la plus profonde, dégoûté par les petits hommes, écrasé par la pensée de l’éternel retour du même, tu voulais maintenant mourir, ô Zarathoustra : regarde, nous savons aussi comment tu te parlerais à toi-même : – mais bien sûr, tes animaux te prient de ne pas encore mourir !

Voici comment tu te parlerais, sans trembler, bien plus en respirant profondément de béatitude : car, en mourant, une grande lourdeur et pesanteur te serait enlevée, à toi le plus patient des hommes, toi qui as toujours tout accepté, tout enduré sans rechigner !

« Me voilà qui meurs et disparais, dirais-tu. Voilà qu’en un instant, je suis un néant. Tant pour ce qui est de mon âme que de mon corps ; car là aussi la tradition se trompe : les âmes sont aussi mortelles que les corps.

Mais l’enchevêtrement des choses, le nœud de causes dans lequel je suis englouti, lui reviendra toujours de la même manière, – et ce dernier va de nouveau me créer, à l’identique ! Oui, j’appartiens moi-même aux causes de l’éternel retour.

Je reviendrai, avec ce soleil, cette clarté, avec cette terre, cette obscurité ; avec cet aigle, avec ce serpent en guise d’animaux de compagnie. Je reviendrais – et non pas pour une vie nouvelle, ou une vie meilleure, ou une vie semblable.

Je reviendrai éternellement pour vivre éternellement cette même vie, toujours identique à elle-même, tant dans ce qu’elle a de plus grand que dans ce qu’elle a de plus petit. De sorte que je vais toujours de nouveau apprendre de la même manière, en passant par les mêmes différents stades – celui de la reconnaissance, celui de la souffrance, celui de la convalescence et celui de l’affirmation – le même éternel retour de toutes choses.

De sorte que j’en vienne toujours de nouveau à dire la même parole du grand midi de la terre et de l’homme – heure où tout est le plus clair, où l’ombre est la plus infime. De sorte que j’en vienne toujours de nouveau à annoncer aux hommes leur fourvoiement et dans quelle mesure ils doivent être dépassés en direction du surhomme.

Mais me voilà qui ai prononcé ma parole ; me voilà qui me brise à ma parole : ainsi le veut mon éternel lot –, en tant qu’annonciateur de l’éternel retour du même, je vais à ma perte, je disparais, je meurs !

Le temps est maintenant venu où celui qui décline comme le soleil se reconnaît de fond en comble en ce qu’il est et se bénit lui-même. Voilà comment se termine le déclin de Zarathoustra. » »

*

Quand les animaux de Zarathoustra ont dit ces mots, ils se sont tus et ont attendu que Zarathoustra leur dise quelque chose : mais Zarathoustra n’a rien dit ; il n’entendait même pas qu’ils se taisaient. Bien plus, il était calmement couché là, les yeux fermés, semblable à un dormeur, alors même qu’il ne dormait pas du tout : car il s’entretenait justement avec son âme. Son âme qu’il connaissait désormais mieux, aussi grâce à ses animaux eux-mêmes, qui ont su mettre en mots et en sons ce qui s’est joué en lui, en lui comme porte-parole de la vie, de la souffrance et du cercle : à savoir l’autosaisie et l’auto-affirmation de la vie comme éternel retour du même. Animaux qui ont non seulement su mettre en mots et en sons tout cela, mais également la tâche, le destin de Zarathoustra : celle d’enseignant de cette doctrine. Mais le serpent et l’aigle, quand ils ont vu Zarathoustra comme ça, taciturne, au lieu de le pousser à parler, ont honoré le grand calme autour de lui et s’en sont allés à pas feutrés, le laissant à ses méditations.

***

Traduction littérale

Mais à peine Zarathoustra a dit ces mots, il s’est écroulé comme un mort et est resté longtemps comme un mort. Mais quand il est revenu à lui, il était pâle et tremblait et est resté couché et n’a longtemps pas voulu manger ni boire. Cet état lui est resté pendant sept jours ; mais ses animaux ne l’ont quitté ni le jour ni la nuit, ne serait-ce que l’aigle s’est envolé pour aller chercher de la nourriture. Et ce qu’il allait chercher et parvenait à dérober, il le déposait sur la couche de Zarathoustra : de sorte que Zarathoustra s’est finalement trouvé couché parmi des baies jaunes et rouges, des raisins, des pommes de roses, d’herbes odorantes et de cônes de pin. Mais à ses pieds étaient étendus deux agneaux que l’aigle a péniblement dérobés à leur berger.

Enfin, après sept jours, Zarathoustra s’est dressé sur sa couche, a pris une pomme de rose dans la main, l’a sentie et a trouvé son odeur agréable. Ses animaux ont alors cru que le temps était venu de parler avec lui.

*

« Ô Zarathoustra, ont-ils dit, voilà déjà sept jours que tu es couché comme ça, l’œil lourd : ne veux-tu pas enfin te remettre sur pieds ?

Sors de ta caverne : le monde t’attend comme un jardin. Le vent joue avec de lourdes senteurs, qui veulent venir vers toi ; et tous les ruisseaux veulent te courir après.

Toutes les choses aspirent à toi, parce que tu es resté seul sept jours durant, – sors de ta caverne ! Toutes les choses veulent être tes médecins !

Une nouvelle connaissance, acide, lourde, ne t’est-elle pas venue ? Tu étais couché comme un levain acidifé, ton âme a levé et a enflé par-dessus tous ses bords. – »

– Ô mes animaux, a répondu Zarathoustra, continuez à bavarder comme ça et laissez-moi écouter ! Ça me revigore tellement que vous bavardiez : là où on bavarde, le monde se présente déjà à moi comme un jardin.

Comme il est agréable qu’il y ait des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas des arcs-en-ciel et des ponts apparents entre ce qui est éternellement séparé ?

A chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme toute autre âme est un arrière-monde.

C’est précisément entre les choses les plus semblables que l’apparence ment le plus joliment ; car le plus petit gouffre est le plus difficile à franchir.

Pour moi – comment pourrait-il y avoir un hors-de-moi ? Il n’y a pas de dehors ! Mais cela, nous l’oublions à tous les sons ; comme il est agréable que nous oubliions !

Les noms et les sons ne sont-ils pas donnés aux choses pour que l’homme se revigore aux choses ? C’est une belle bouffonnerie que la parole : par là l’homme danse par-dessus toutes les choses.

Comme tout parler et tout mensonge des sons est aimable ! Notre amour danse avec des sons sur des arcs-en-ciel multicolores. –

– « Ô Zarathoustra, ont alors dit les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, toutes les choses dansent seules : cela vient et se tend la main et rit et s’enfuit – et revient.

Tout va, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit ; éternellement court l’année de l’être.

Tout se brise, tout est nouvellement arrangé ; éternellement se construit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; éternellement fidèle à soi-même reste l’anneau de l’être.

A chaque instant commence l’être ; autour de chaque ici se roule la sphère là-bas. Le milieu est partout. Le sentier de l’éternité est tordu. » –

– Ô, vous autres bouffons-plaisantins et orgues de Barbarie !, a répondu Zarathoustra et a souri de nouveau, comme vous savez bien ce qui a dû s’accomplir en sept jours : –

– et comme ce monstre s’est glissé dans ma gorge et m’a étranglé ! Mais je lui ai coupé la tête des dents et l’ai crachée loin de moi.

Et vous, – vous en avez déjà fait un chant lyrique ? Mais je me trouve maintenant couché là, encore fatigué d’avoir mordu et craché au loin, encore malade de ma propre délivrance.

Et vous avez regardé tout cela ? Ô mes animaux, vous aussi, vous êtes cruels ? Vous avez voulu regarder ma grande douleur, comme le font les hommes ? Car l’homme est le plus cruel des animaux.

Jusqu’à ce jour, c’est lors des désolations, des combats de taureaux et des crucifixions qu’il s’est senti le mieux sur terre ; et quand il s’est inventé l’enfer, regardez, ce dernier a été son ciel sur terre.

Quand le grand homme crie – : tout de suite le petit accourt aussi ; et la langue pend de convoitise hors de son cou. Mais lui appelle cela sa « pitié ».

Le petit homme, en particulier le poète – avec quel zèle il accuse la vie en mots ! Ecoutez-le, mais ne manquez pas d’entendre le plaisir que recèle toute accusation !

De tels accusateurs de vie : la vie les surmonte en un clin d’œil. « Tu m’aimes, dit l’insolente ; attends encore un peu, je n’ai pas encore de temps pour toi. »

L’homme est vis-à-vis de lui-même l’animal le plus cruel ; et pour tout ce qui s’appelle « pécheur » et « porteur de croix » et « pénitent », ne manquez pas d’entendre le plaisir qui se mêle à ces plaintes et accusations !

Et moi-même – est-ce que je veux par là être l’accusateur des hommes ? Ah, mes animaux, c’est là seul ce que j’ai appris jusqu’ici, que le plus méchant est nécessaire à l’homme pour son meilleur, –

– que tout son plus méchant est sa meilleure force et la pierre la plus dure pour le suprême créateur ; et que l’homme doit devenir meilleur et plus méchant : –

Je n’ai pas été fixé/épinglé à ce bois de martyre que je sais : l’homme est méchant, – mais j’ai crié, comme personne n’a encore crié :

« Ah, que même son plus méchant soit si petit ! Ah, que même son meilleur soit si petit ! »

Le grand trop-plein vis-à-vis de l’homme, – c’est lui qui m’a étranglé et m’a rampé dans le gosier : et ce que le diseur de vérité a dit de vrai : « Tout est égal ? Rien ne vaut la peine, le savoir étrangle. »

Un long crépuscule boitait devant moi, une tristesse mortellement fatiguée, mortellement ivre, qui parlait en bâillant de la bouche.

« Il revient éternellement, l’homme dont tu es fatigué, le petit homme » – ainsi bâillait ma tristesse et traînait le pied et ne pouvait pas s’endormir.

La terre des hommes se transformait pour moi en caverne, sa poitrine s’y est affaissée, tout le vivant m’est devenu pourriture humaine et ossements et passé vermoulu.

Mes soupirs étaient assis sur toutes les tombes d’hommes et ne pouvaient plus se lever ; mes soupirs et mes questionnements coassaient et étranglaient et rongeaient et se plaignaient jour et nuit :

– « Ah, l’homme revient éternellement ! Le petit homme revient éternellement ! »

Je les avais jadis tous deux vu nus, le plus grand homme et le plus petit homme : trop semblables l’un à l’autre, – trop humains, aussi le plus grand !

Trop petit le plus grand ! – Tel était mon trop-plein vis-à-vis de l’homme ! Et éternel retour également du plus petit ! – tel a été mon trop-plein vis-à-vis de toute existence !

Ah, dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! – – Voilà comment a parlé et soupiré et s’est lamenté Zarathoustra ; car il se rappelait sa maladie. Mais là, ses animaux ne l’ont pas laissé continuer à parler.

*

« Arrête de parler, toi le convalescent ! – ainsi lui ont répondu ses animaux, mais va dehors, où le monde t’attend pareil à un jardin.

Va dehors vers les roses et les abeilles et les vols de colombes ! Mais en particulier vers les oiseaux-chanteurs : que tu apprennes d’eux le fait de chanter !

Car chanter est pour les convalescents ; le sain veut parler. Et si le sain veut aussi des chansons, il veut d’autres chansons que le convalescent. »

*

– « Ô vous bouffons-plaisantins et orgues de Barbarie, taisez-vous donc ! – a répondu Zarathoustra en se moquant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventée en sept jours !

Que je doive de nouveau chanter, – je me suis inventé cette consolation et cette convalescence : voulez-vous là aussi directement de nouveau en faire une rengaine ? »

– « Arrête de parler, lui ont de nouveau répondu ses animaux ; de préférence, toi le convalescent, fais-toi d’abord une lyre, une nouvelle lyre !

Car regarde, ô Zarathoustra ! Pour tes nouvelles chansons il faut de nouvelles lyres.

Chante et déborde, Zarathoustra, guéris ton âme avec de nouvelles chansons : pour que tu portes ton grand destin, qui n’a encore été le destin d’aucun homme !

Car tes animaux savent bien, ô Zarathoustra, qui tu es et dois devenir : regarde, tu es l’enseignant de l’éternel retour –, tel est maintenant ton destin !

Que tu sois le premier à devoir enseigner cette doctrine – comment ce grand destin ne serait-il pas aussi ton plus grand danger et maladie !

Regarde, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent éternellement et nous-mêmes avec, et que nous avons éternellement déjà été là, et toutes les choses avec nous.

Tu enseignes qu’il existe une grande année du devenir, un monstre de grande année : il doit, pareil à un sablier, toujours se tourner de nouveau, afin de s’écouler et d’expirer de nouveau : –

– de sorte que toutes ces années sont pareilles à elles-mêmes, dans le plus grand et aussi dans le plus petit, de sorte que nous soyons nous-mêmes, dans chaque grande année, pareils, dans le plus grand et aussi dans le plus petit.

Et si tu voulais maintenant mourir, ô Zarathoustra : regarde, nous savons aussi comment tu te parlerais là à toi-même : – mais tes animaux te prient de ne pas encore mourir !

Tu parlerais et sans trembler, bien plus en respirant profondément de béatitude : car une grande lourdeur et pesanteur te serait enlevée, toi le plus patient ! –

« Maintenant je meurs et disparais, dirais-tu, et en un instant je suis un néant. Les âmes sont aussi mortelles que les corps.

Mais le nœud de causes dans lequel je suis englouti revient toujours, – celui-ci va de nouveau me créer ! J’appartiens moi-même aux causes de l’éternel retour.

Je reviendrai, avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent – non pas pour une vie nouvelle ou vie meilleure ou vie semblable :

– je reviens éternellement pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi dans le plus petit, que j’apprenne de nouveau l’éternel retour de toutes choses, –

– que je dise de nouveau la parole du grand midi de la terre et de l’homme, que j’annonce de nouveau aux hommes le surhomme.

J’ai prononcé ma parole, je me brise à ma parole : ainsi le veut mon éternel lot –, en tant qu’annonciateur je vais à ma perte !

L’heure est désormais venue où celui qui décline se bénit lui-même. Voilà comment se termine le déclin de Zarathoustra. » » – –

*

Quand les animaux ont dit ces mots, ils se sont tus et ont attendu que Zarathoustra leur dise quelque chose : mais Zarathoustra n’entendait pas qu’ils se taisaient. Bien plus, il était calmement couché, les yeux fermés, semblable à un dormeur, bien qu’il ne dormait pas : car il s’entretenait justement avec son âme. Mais l’aigle et le serpent, quand ils l’ont vu comme ça taciturne, ont honoré le grand calme autour de lui et s’en sont allés précautionneusement.

***

Il s’agit ci-dessus de la seconde partie du treizième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici.

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