Du grand désir nostalgique

Exif_JPEG_PICTUREÔ MON ÂME, regarde tout ce que j’ai fait pour toi : tout ce que je t’ai appris ; tout ce dont je t’ai débarrassé et tout ce que je t’ai donné !

Du grand désir nostalgique

Ô mon âme, j’ai révolutionné ton rapport au temps et à l’espace. Je t’ai appris à dire « aujourd’hui » comme « jadis » et « autrefois » ; je t’ai appris à vivre le temps non plus comme simple suite mécanique des maintenants, mais comme durée ; je t’ai appris à inscrire chaque instant dans l’ensemble du temps – passé, présent et futur – régi par l’éternel retour du même. Et je t’ai appris à expérimenter l’espace non comme complexe d’endroits séparés mais comme ensemble englobant de tous les lieux de la terre : je t’ai appris à danser ta ronde en même temps par-dessus tout « ici », tout « là » et tout « là-bas ».

Ô mon âme, je t’ai libérée de tous les recoins et structures artificiels ; j’ai arrondi tes angles : de compliquée, tortueuse et carrée que tu étais, je t’ai rendue simple, pure et ouverte. Et j’ai écarté de toi tout voile de poussière, tout piège et autre toile d’araignée, et toute obscure pénombre. Non pas que je t’aie rendue idéale ! Non, je t’ai simplement débarrassée de toutes les scories issues de ton idéalisme, de tout artifice mis en place en vue d’atteindre l’idéal.

Ô mon âme, je t’ai nettoyée de ta petite pudeur, de ta petite gêne, de ta petite honte ; je t’ai nettoyée de ta vertu mal placée, de tes valeurs chrétiennes et morales cachées dans les recoins. Et je t’ai convaincu de ne plus te dérober, de ne plus faire semblant, de ne plus te voiler mais de te montrer comme tu es, en ta nature propre : de te tenir nue face aux yeux du soleil.

Avec la tempête qui s’appelle « esprit » – la force de ma pensée consciente, rationnelle, critique –, j’ai soufflé par-dessus ta mer agitée ; j’ai trié tout ce qui est sain, soufflé au loin tous les nuages idéalistes, toutes les brumes de faiblesse et de maladie ; j’ai même étranglé l’étrangleur qui s’appelle « péché » et nous fait étouffer dans la mauvaise conscience.

Ô mon âme, je t’ai donné le droit de dire « non » comme la tempête dit « non » ; et je t’ai donné le droit de dire « oui » comme le ciel ouvert dit « oui ». Te voilà désormais calme comme la lumière ; calme, sereine et claire, tu t’en vas maintenant à travers les tempêtes négatrices.

Ô mon âme, je t’ai redonné la liberté d’agir à ta guise, tant vis-à-vis du passé que de l’avenir, de ce qui a déjà été créé que de ce qui est encore incréé. Et dis-moi : qui connait mieux que toi la volupté de l’avenir, le plaisir de l’homme futur ? Te voilà avec les moyens de détruire ce qui empêche l’homme – et de construire ce qu’il lui faut.

Ô mon âme, je t’ai appris une nouvelle forme de mépris, par-delà le dédain traditionnel qui s’avance comme un ver rongeur, en lent dévoreur de proie ; je t’ai appris le grand mépris, le mépris amoureux : le mépris qui aime le plus fort justement là où il méprise le plus fort.

Ô mon âme, je t’ai appris à convaincre, à prendre les choses résolument en main et à les faire tourner à ton avantage ; je t’ai fait gagner une telle force de persuasion que tu es maintenant capable de convaincre jusqu’aux raisons elles-mêmes : comme le soleil, le soir, convainc encore la mer de s’élever à sa hauteur, – alors que d’aucuns diraient qu’il ne fait que décliner sur l’horizon de la mer pour aller éclairer d’autres sphères…

Ô mon âme, je t’ai allégée, toi qui avais appris à porter tant de choses lourdes, toi qui te soumettais si bien aux ordres et te conformais si bien aux devoirs établis : je t’ai débarrassée de toute obéissance aveugle, de tout agenouillement docile et de tout réflexe de dire « maître » et « seigneur » là où semble régner la justice, la morale et la puissance. Et je t’ai appris à plier les choses à ta volonté, à fixer le cours des événements ; je t’ai moi-même donné le nom de « tournant de la nécessité » et de « destin ».

Ô mon âme, je t’ai donné de nouveaux noms, qui sont autant de nouveaux jouets multicolores avec lesquels tu peux jouer à quantité de nouveaux jeux de couleurs. Je t’ai appelée « destin », pour te permettre de soumettre les phénomènes à ta volonté. Et je t’ai appelée « englobement des englobements », pour te faire prendre conscience qu’en tant que partie du tout, en te plongeant dans le tout que tu es au fond, tu englobes à vrai dire toutes les possibilités. Et je t’ai aussi appelée « cloche d’azur », au sens où tes paroles font résonner aux oreilles de tout un chacun le calme, la clarté et la sérénité du bleu du ciel.

Ô mon âme, regarde comme je me suis occupé de tes profondeurs, de ton terreau, de tes racines. Regarde toute la sagesse, tout le vin – sang de la vigne, immortel breuvage de vie – que j’ai donné à boire à ta terre. Regarde tous les vins nouveaux dont je t’ai abreuvée ; et aussi tous les vins de jadis, les vieux vins grecs, avec leur sagesse archaïque, dionysiaque, tragique, d’une force aujourd’hui impensable.

Ô mon âme, j’ai versé sur toi chaque soleil et chaque nuit, chaque clarté et chaque obscurité ; et aussi chaque silence, tout le calme du monde ; et aussi chaque désir présent, chaque aspiration qui, conformément à l’éternel retour du même, est en même temps un désir nostalgique du passé. Alors tu as poussé en moi comme un cep de vigne qui plonge ses racines dans les plus profondes profondeurs.

Ô mon âme, et le printemps est venu, la sève est montée ; comme le cep de vigne, tu t’es mise à pousser en toute exubérance, à faire des bourgeons, des sarments, des feuilles, des fleurs et des fruits à profusion ; te voilà désormais trop riche et trop lourde : un cep de vigne avec des mamelles enflées, des grappes de raisins serrées, pressées les unes contre les autres, brunes et dorées.

Des grappes de raisins serrées, pressées et oppressées par tant de force, tant de vigueur, tant de vie, tant de bonheur. Et en même temps tu es tellement surabondante que tu ne peux rien faire d’autre qu’attendre de pouvoir donner, attendre qu’on te libère de ton trop-plein ; et en même temps tu es honteuse de ton attente, honteuse d’être si encline à ce qu’on vienne te libérer.

Ô mon âme, nulle part au monde il n’existe désormais d’âme qui aime plus fort et de manière plus enlaçante et plus englobante que toi ! Nulle part au monde l’avenir et le passé, le manque et le trop-plein, sont plus réunis, mieux rassemblés que chez toi !

Ô mon âme, j’ai tout fait pour toi ; je t’ai tout donné ; auprès de toi toutes mes mains se sont vidées. Et maintenant ! Maintenant, voilà que tu me dis, en souriant, et pleine de mélancolie, pleine de sombre tristesse et ténébreuse rêverie, alors qu’il serait logique que tu me remercies, voilà que tu me dis, en souriant : « En matière de don et de contre-don, ne se trompe-t-on pas comme sur toutes les autres questions ? Au fond, qui d’entre-nous doit remercier l’autre ? Dis-moi ?

Est-ce vraiment celui qui reçoit qui doit remercier celui qui donne ? N’est-ce pas plutôt le contraire : n’est-ce pas celui qui donne qui doit remercier celui qui prend de l’avoir libéré de son trop-plein ? Celui qui donne ne satisfait-il pas un besoin plus pressant encore que celui qui prend ? Et celui qui prend ne prend-il pas justement parce qu’il a pitié de voir souffrir celui qui déborde de richesse ? »

Ô mon âme, je comprends bien le sourire de ta mélancolie : loin d’être la proie de la sombre tristesse et de la ténébreuse rêverie, c’est un sourire de sérénité que provoque sur tes lèvres l’excès de plénitude qui te fait souffrir et te pousse nouvellement à tendre des mains désireuses de donner !

De pauvre et sèche, tu es devenue tellement riche, tellement pleine de forces, que ta plénitude regarde comme le soleil par-dessus les mers mugissantes ; et ta surabondance cherche et attend comme le soleil par-dessus les mers mugissantes. Du fond du souriant ciel bleu-clair de tes yeux, c’est le désir, l’aspiration, la nostalgie solaires de l’excès de plénitude qui regarde au loin !

Et en vérité, ô mon âme, ton sourire est tellement marqué de trop-plein de richesse – et donc d’amour, de volonté de donner, de se libérer – que tout le monde en est touché ! Qui, en effet, pourrait voir ton sourire sans fondre en larmes ? Même les anges, ces êtres tout de bonté, intermédiaires entre dieu et le monde, fondent en larmes face à l’excès de bonté de ton sourire !

Mais toi, tu restes tout de maîtrise. Et ce justement parce que la bonté et l’excès de bonté propres à ta surabondance refusent de s’abaisser à se plaindre et à pleurer. Et pourtant, ô mon âme, ton sourire désire des larmes et ta tremblante bouche des sanglots.

« Tout pleur n’est-il pas une plainte ? Et toute plainte une accusation ? », voilà comment tu te parles à toi-même. Oui, si tu te retiens de te plaindre et de pleurer, c’est que toute plainte et tout pleur est une accusation contre la vie ici et maintenant. Or te voilà libérée de la faiblesse idéaliste de quête d’un autre monde ; toi c’est l’affirmation de la vie qui te porte : l’affirmation de la vie physique en tout ce qu’elle a de lourd et de léger, en tout ce qu’elle a de désagréable et d’agréable. Telle est la raison pour laquelle tu veux, ô mon âme, plutôt sourire que déverser ta souffrance.

Sourire plutôt que de déverser en tombantes larmes toute la souffrance causée par ton excès de plénitude et tout ton pressant besoin de voir venir un vigneron avec une serpe de vigneron te libérer de ta surabondante richesse !

Mais si tu ne veux pas pleurer de douleur, si tu ne veux pas te vider des larmes de ta pourpre mélancolie, tu vas devoir chanter, ô mon âme ! Chanter pour te libérer ! – Regarde, je souris moi-même déjà, moi qui te prédis ceci :

Chanter, proférer un chant mugissant, puissant, jusqu’à ce que toutes les mers deviennent enfin calmes, assez calmes pour qu’elles puissent entendre ton désir nostalgique !

Jusqu’à ce que flotte sur la calme mer, désireuse et nostalgique, la barque, merveille dorée dont l’or fait frétiller autour toutes les choses merveilleuses, bonnes et graves en même temps.

La barque, merveille dorée dont l’or fait frétiller aussi beaucoup de grands et petits animaux et tout ce qui a de merveilleux pieds légers permettant de courir sur des sentiers de violettes.

Là-bas, au loin, vers la merveille dorée, vers la barque qui flotte librement sur la mer, et vers son maître : mais c’est là le vigneron qui attend avec une serpe de vigneron en diamant.

C’est là ton maître, ton vigneron, ton grand libérateur, ô mon âme : le sans nom, le sans nom encore – celui à qui seuls les chants de l’avenir trouveront un nom ! Et en vérité, ô mon âme, ton souffle a déjà l’odeur de tels chants à venir.

Déjà tu rougeoies et rêves ; déjà tu bois, assoiffée, à toutes les profondes et résonnantes fontaines de consolation ; déjà la sombre tristesse et ténébreuse rêverie de ta mélancolie repose dans la béatitude et le plaisir de chants à venir !

Ô mon âme, j’ai maintenant tout fait pour toi ; je t’ai maintenant tout donné, jusqu’à la dernière chose que j’avais, et auprès de toi toutes mes mains se sont vidées : te dire de chanter, regarde, voilà la dernière chose que j’avais à te donner !

Te dire de chanter ! Parle maintenant, allez, parle, ô mon âme ! Dis-moi : qui d’entre nous doit désormais – remercier l’autre ? Toi ou moi ? – Mais, mieux encore : chante pour moi, allez, chante, ô mon âme ! Et laisse-moi dire merci !

Parole de Zarathoustra.

***

Traduction littérale

Mer frétillanteÔ mon âme, je t’ai appris à dire « aujourd’hui » comme « jadis » et « autrefois » et à danser ta ronde par-dessus tout Ici et Là et Là-bas.

Ô mon âme, je t’ai libérée de tous les recoins, j’ai détourné de toi la poussière, les araignées et la pénombre.

Ô mon âme, je t’ai nettoyée de la petite pudeur et la vertu des recoins et t’ai convaincue de te tenir nue face aux yeux du soleil.

Avec la tempête qui s’appelle « esprit », j’ai soufflé par-dessus ta mer agitée ; j’ai soufflé au loin tous les nuages, j’ai même étranglé l’étrangleur qui s’appelle « péché ».

Ô mon âme, je t’ai donné le droit de dire Non comme la tempête, et de dire Oui comme le ciel ouvert dit oui : calme comme la lumière, tu te tiens là et t’en vas maintenant à travers les tempêtes négatrices.

Ô mon âme, je t’ai redonné la liberté vis-à-vis de ce qui est créé et incréé : et qui connait comme tu la connais la volupté de l’à venir ?

Ô mon âme, je t’ai appris le mépris qui ne vient pas comme un ver rongeur, le grand, l’aimant mépris qui aime le plus là où il méprise le plus.

Ô mon âme, je t’ai appris à convaincre de sorte que tu convainques à toi les raisons elles-mêmes : pareil au soleil qui convainc encore la mer à sa hauteur.

Ô mon âme, j’ai pris de toi tout l’obéir, tout agenouillement et dire maître ; je t’ai moi-même donné le nom « tournant de la nécessité » et « destin ».

Ô mon âme, je t’ai donné de nouveaux noms et des jouets multicolores, je t’ai appelé « destin » et « englobement des englobements » et « cloche d’azur ».

Ô mon âme, à ta terre j’ai donné toute la sagesse à boire, tous les nouveaux vins et aussi tout les vins de la sagesse auparavant impensablement vieux et forts

Ô mon âme, j’ai versé sur toi chaque soleil et chaque nuit et chaque silence et chaque nostalgie/désir : alors tu as poussé en moi comme un cep de vigne.

Ô mon âme, te voilà désormais là trop riche et lourde, un cep de vigne avec des mamelles enflées et des grappes de raisins pressées, brunes et dorées : –

– pressées et oppressées par ton bonheur, attendant la surabondance et encore honteuse de ton attente.

Ô mon âme, il n’existe désormais nulle part une âme qui aimerait plus et de manière plus enlaçante et englobante ! Où l’avenir et ce qui est passé serait-il plus réuni que chez toi ?

Ô mon âme, je t’ai tout donné, et auprès de toi toutes mes mains se sont vidées : – et maintenant ! Maintenant tu me dis en souriant et pleine de mélancolie : « Qui d’entre-nous doit remercier ? –

– Celui qui donne ne doit-il pas remercier que celui qui prend ait pris ? Donner n’est-ce pas un besoin pressant ? Prendre, n’est-ce pas – faire pitié ? » –

Ô mon âme, je comprends le sourire de ta mélancolie : ton excès de richesse lui-même tend maintenant des mains désirantes !

Ta plénitude regarde par-dessus des mers mugissantes et cherche et attend ; le désir de l’excès de plénitude regarde à partir du fond du souriant ciel de tes yeux !

Et en vérité, ô mon âme ! Qui pourrait voir ton sourire sans fondre en larmes ? Les anges eux-mêmes fondent en larmes à cause de l’excès de bonté de ton sourire.

C’est ta bonté et ton excès de bonté qui ne veut pas se plaindre et pleurer : et pourtant, ô mon âme, ton sourire désire des larmes et ta tremblante bouche des sanglots.

« Tout pleur n’est-il pas une plainte ? Et toute plainte pas une accusation ? » Voilà comment tu te parles à toi-même, et c’est pourquoi tu veux, ô mon âme, plutôt sourire que déverser ta souffrance ;

– déverser en tombantes larmes toute ta souffrance de ta plénitude et tout le pressant besoin qu’a le cep de vigne d’un vigneron et d’une serpe de vigneron !

Mais si tu ne veux pas pleurer, te vider des larmes de ta pourpre mélancolie, tu vas devoir chanter, ô mon âme ! – Regarde, je souris moi-même, moi qui te prédis ceci :

– chanter, avec un chant mugissant, jusqu’à ce que toutes les mers deviennent calmes, pour qu’elles entendent ton désir, –

– jusqu’à ce que flotte sur la calme, désireuse mer la barque, la merveille dorée, dont l’or fait frétiller autour toutes les bonnes graves choses merveilleuses : –

– aussi beaucoup de grands et petits animaux et tout ce qui a des merveilleux pieds légers, pour pouvoir courir sur des sentiers de violettes, –

– là-bas vers la merveille dorée, la barque libre et vers son maître : mais c’est là le vigneron qui attend avec une serpe de vigneron en diamant, –

– ton grand libérateur, ô mon âme, le sans nom – – à qui seuls les chants de l’avenir trouveront un nom ! Et en vérité, ton souffle a déjà l’odeur de chants à venir, –

– déjà tu rougeoies et rêves, déjà tu bois assoiffée à toutes les profondes résonnantes fontaines de consolation, déjà ta mélancolie repose dans la béatitude de chants à venir ! – –

Ô mon âme, je t’ai maintenant tout donné, et aussi mon ultime, et auprès de toi toutes mes mains se sont vidées : – que je t’aie dit de chanter, regarde, tel était mon ultime !

Que je t’aie dit de chanter, parle maintenant, parle : qui d’entre nous doit désormais – remercier ? – Mais mieux encore : chante pour moi, chante, ô mon âme ! Et laisse-moi dire merci ! –

Parole de Zarathoustra.

***

Il s’agit ci-dessus du quatorzième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici.

 

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