L’autre chant de danse, 1.

Scintillement de merUN SOIR, ALORS QU’IL TRAVERSAIT LA FORÊT, Zarathoustra était tombé sur une clairière où dansaient en toute légèreté des jeunes filles. Après leur avoir indiqué qu’elles n’avaient rien à craindre de lui – lui, l’ennemi de l’esprit de lourdeur, l’ami de leur dieu préféré : dieu enfantin, innocent, joueur –, il a entonné pour elles un chant de danse.

Ce dernier retrace la discussion que Zarathoustra venait d’avoir avec la vie, sa bien-aimée, après l’avoir regardée dans les yeux, avoir sombré dans ses profondeurs et en avoir été repêché à l’aide d’un hameçon d’or. Moqueuse, la vie s’était montrée en sa nature propre : non seulement désirable, changeante et sauvage, mais encore méchante et fausse. En tout une femme, comme la sagesse (de vie) de Zarathoustra lui-même… Mais, alors que ce dernier était sur le point de comprendre tout cela, la vie avait soudain rouvert son œil ; et Zarathoustra a de nouveau eu l’impression de sombrer dans son insondable profondeur.

Depuis, Zarathoustra a poursuivi son cheminement. Le voilà qui entonne un autre chant de danse.

*

L’autre chant de danse, 1

Ô VIE, JE VIENS DE REGARDER à nouveau dans tes yeux. Dans ton œil sombre, ton œil de nuit – que je connais désormais mieux, que je peux maintenant regarder sans avoir l’impression d’y sombrer. Et j’y ai vu scintiller de l’or. Face à tant de clarté et de volupté au sein même de l’obscurité et de la souffrance, mon cœur s’est tout à coup arrêté de battre.

Oui, j’ai vu scintiller une barque d’or sur les eaux nocturnes de la sombre mer ; une barque d’or qui se balance avec le va-et-vient des vagues ; une barque d’or qui tantôt prend l’eau, s’enfonce, disparaît dans les profondeurs, tantôt réapparaît et fait de nouveau signe !

Vers mon pied, mon pied enragé de danse, fou de maîtrise et de légèreté, tu as alors toi-même, ô vie, jeté un regard : un regard qui lui aussi balance et danse de tous côtés ; un regard en même temps rieur et interrogateur ; un regard d’enfant, moqueur et curieux, qui fait fondre les cœurs.

Et il a suffi que tu agites par deux fois tes claquettes avec tes petites mains – et déjà mon pied s’est mis à balancer de tous côtés, déjà sa rage de danse s’est réveillée.

Mes talons se sont cabrés, se sont dressés ; mes orteils ont tendu l’oreille pour mieux te comprendre, pour mieux accompagner ta musique : loin de réfléchir, de faire passer les choses par la tête, le danseur n’a-t-il pas son oreille, son entente des choses – dans ses orteils ?

Alors, naïf, j’ai bondi vers toi ! Et voilà que tu as fui en arrière face à mes bonds ! Et voilà que contre moi tes cheveux volants et fuyants ont dardé ta langue ! Ah, c’était comme si tu me lançais des flèches à la figure !

Alors j’ai bondi dans l’autre sens : j’ai bondi loin de toi et de tes serpents. Et voilà que tu étais déjà de nouveau debout devant moi, à moitié tournée, l’œil soudain plein de demandes, rempli de désir.

Avec toi, ô vie – ici et maintenant –, les choses ne se passent jamais comme on le prévoit, jamais de manière linéaire, droite, idéale. Ton équilibre est un mystère pour la logique rationnelle. Avec des regards tordus – tu m’apprends des voies tordues. Sur des voies tordues, mon pied apprend – la ruse, la malignité, la dissimulation, la perfidie !

Quand tu es proche de moi, tu me fais peur, je te crains. Et quand tu es lointaine, je t’aime, je suis rempli de désirs. Ta fuite m’attire, ta recherche me bloque. Ah, tu me fais souffrir ! Et pourtant, toutes les souffrances que tu m’infliges, je les souffre volontiers pour toi !

Ta froideur allume, attise, excite la passion ; ta haine séduit, stimule l’amour ; ta fuite renforce les liens ; et ta raillerie – émeut, fait fondre les cœurs.

Qui ne t’a pas détestée, toi la grande lieuse, l’enlaceuse, la tentatrice, la chercheuse, la trouveuse ! Et qui ne t’a pas aimée, toi l’innocente, l’impatiente, la rapide comme le vent, la pécheresse aux yeux d’enfant !

Où m’attires-tu maintenant, toi la prodigieuse, la turbulente ? Me voilà qui te suis sans réfléchir ! Et d’un instant à l’autre tu me fuis de nouveau, doux diablotin, ingrate !

Toute ma vie durant, j’ai dansé derrière toi, à ton rythme, et je t’ai suivie partout, à la moindre trace. Où es-tu, ô vie ? Allez, donne-moi ta main ! Ou alors donne-moi seulement un doigt !

Voici devant nous de sombres cavernes et des épais fourrés : si nous avançons encore, nous allons nous y égarer ! Stop ! Danger ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voler au-dessus de nos têtes, dans un bruissement d’ailes, des hiboux et des chauves-souris ? Des hiboux, symboles de tristesse, d’obscurité et de retraite solitaire et mélancolique ; et des chauves-souris, sombres oiseaux qui ne volent qu’à la nuit tombante, dans un voltigement incertain, loin de toute sérénité d’aigle.

Toi, hibou ! Toi chauve-souris ! Tu veux me singer, n’est-ce pas ? Me narguer en m’imitant en tout ce que j’ai de faible, de malade, de romantique ? Où sommes-nous ? Quel est ce cri que tu pousses ? Est-ce des chiens que tu as appris ce hurlement et ce glapissement effréné ?

Ah, tu me montres aimablement les dents, tes petites dents blanches ! Et de ta petite crinière bouclée, tes méchants yeux me sautent à la figure !

C’est une danse par monts et par vaux que nous faisons les deux : en avant et en arrière ; en amis et en ennemis, à la fois. Moi je suis le chasseur – et toi, que veux-tu être ? Mon chien ou mon chamois ? Mon compagnon ou ma proie ?

Viens maintenant à côté de moi ! Allez, au pied ! Et vite, toi méchante sauteuse ! Allez, saute là-haut, maintenant ! Et saute maintenant par-dessus ! Mais malheur ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Je n’y comprends rien : je suis moi-même tombé là en sautant ! Je suis moi-même le chien – et le chamois !

Ô regarde, couché par terre, regarde-moi, toi l’exubérante, la pétulante, l’excitée qui déborde de courage ! Regarde-moi couché par terre et implorant de l’aide, demandant grâce et faveur ! Ah, si tu savais comme je voudrais, avec toi, suivre des sentiers plus aimables, plus doux, plus agréables !

Comme je voudrais, avec toi, suivre l’amoureux sentier qui traverse de calmes buissons multicolores ! Ou alors celui-là, qui longe le lac : là où nagent et dansent en toute innocence et tranquillité des poissons dorés, des poissons rouges !

Ô vie, tu es maintenant fatiguée ? Regarde, il y a là-bas des moutons et des couchers de soleil : n’est-ce pas beau de dormir le soir, à l’abri des dangers, quand tout s’apaise, quand les bergers jouent de la flûte ?

Tu es trop fatiguée pour y aller ? Allez, je te porte là-bas, laisse seulement tomber les bras ! Et tu as soif ? J’aurais bien quelque chose, mais ta bouche ne veut pas le boire !

Ô maudit serpent, agile et souple, maudite morale, maudite sorcière qui glisse entre les doigts ! Où es-tu allé ? Je me suis débarrassé de toi, certes, mais sur mon visage je sens encore les deux marques et taches rouges laissées par ta main, ou plutôt par tes dents !

Ah, je suis vraiment fatigué de toujours devoir être en même temps ton berger et ton mouton ! En même temps le berger de la vie – et le mouton de la vie ! En même temps celui qui dirige le mouvement – et celui qui lui obéit ! En même temps. Ô vie, pour toi, sorcière, en ton honneur, j’ai jusqu’ici toujours chanté ; voilà que pour moi, sorcière, en mon honneur, tu dois maintenant – crier !

Pour moi, en mon honneur, en l’honneur de la vie que j’incarne, au rythme de mon fouet, tu dois maintenant danser et crier ! Je n’ai pas oublié le fouet, n’est-ce pas ? – Non, le voilà !

***

Traduction littérale

Hibou nocturneJe viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans ton œil de nuit, – mon cœur s’est arrêté de battre devant cette volupté :

– j’ai vu scintiller une barque d’or sur des eaux nocturnes, une balançante barque d’or qui s’enfonce, prend l’eau, de nouveau fait signe !

Vers mon pied enragé de danse, tu as jeté un regard, un regard balançant, rieur, interrogateur, qui fait fondre :

Deux fois seulement tu as agité tes claquettes avec des petites mains – là déjà mon pied a balancé de rage de danse : –

Mes talons se sont cabrés, mes orteils ont tendu l’oreille pour te comprendre : le danseur n’a-t-il pas son oreille – dans ses orteils !

J’ai bondi vers toi : là tu as fui en arrière face à mes bonds ; et contre moi tu as dardé ta langue de ta langue de cheveux volants et fuyants !

J’ai bondi loin de toi et de tes serpents : là, tu étais déjà debout, à moitié tournée, l’œil plein de demande.

Avec des regards tordus – tu m’apprends des voies tordues ; sur des voies tordues, mon pied apprend – les perfidies/malignités/ruses !

Proche, je te crains, lointaine, je t’aime ; ta fuite m’attire, ta recherche me bloque : – je souffre, mais que n’ai-je volontiers souffert pour toi !

Sa froideur allume, sa haine séduit, sa fuite lie, sa raillerie – émeut :

– qui ne t’a pas détestée, toi grande lieuse, enlaceuse, tentatrice, chercheuse, trouveuse ! Qui ne t’a pas aimée, toi innocente, impatiente, rapide comme le vent, pécheresse aux yeux d’enfant !

Où me tires-tu maintenant, toi prodige et turbulent ? Et maintenant tu me fuis de nouveau, toi doux diablotin et ingrat !

J’ai dansé derrière toi, je t’ai suivie aussi à la moindre trace. Où es-tu ? Donne-moi la main ! Ou seulement un doigt !

Voici des cavernes et des fourrés : nous allons nous égarer ! – Stop ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voler dans un bruissement d’ailes des hiboux et des chauves-souris ?

Toi, hibou ! Toi chauve-souris ! Tu veux me singer ? Où sommes-nous ? Des chiens tu as appris ce hurlement et ce glapissement.

Tu me montres aimablement les dents avec de petites dents blanches, de ta petite crinière bouclée tes méchants yeux me sautent contre !

C’est une danse par monts et par vaux : je suis le chasseur, – veux-tu être mon chien ou mon chamois ?

Maintenant à côté de moi ! Et vite, toi méchante sauteuse ! Maintenant là-haut ! Et par-dessus ! – Malheur ! Je suis moi-même tombé là en sautant !

Ô regarde-moi couché, toi exubérante/pétulante/excitée/débordant de courage, et implorant de l’aide/grâce/faveur ! Je voudrais bien avec toi – suivre des sentiers plus aimables !

– l’amoureux sentier à travers des calmes buissons multicolores ! Ou bien là, le long du lac : là nagent et dansent des poissons rouges !

Tu es maintenant fatiguée ? Il y a là-bas des moutons et des couchers de soleil : n’est-il pas beau de dormir quand les bergers jouent de la flûte ?

Tu es tellement fatiguée ? Je te porte là-bas, laisse seulement tomber les bras ! Et as-tu soif, – j’aurais bien quelque chose, mais ta bouche ne veut pas le boire ! –

– Ô ce maudit, agile et souple serpent et sorcière qui glisse entre les doigts ! Où es-tu allée ? Mais sur le visage je sens de ta main deux marques et taches rouges !

Je suis vraiment fatigué de toujours être ton moutonneux berger ! Toi sorcière, j’ai pour toi jusqu’ici chanté, te voilà qui dois pour moi – crier !

Au rythme de mon fouet tu dois pour moi danser et crier ! Je n’ai pas oublié le fouet, ou bien ? – Non !

***

Il s’agit ci-dessus de la première partie du quinzième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici.

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