L’autre chant de danse, 2.

fouetZARATHOUSTRA VIENT DE REGARDER une nouvelle fois la vie dans les yeux. Loin de sombrer comme jadis dans ses abyssales profondeurs, il y a cette fois vu scintiller de l’or. S’en est suivi une discussion entre Zarathoustra et la vie ; discussion qui a dévoilé l’étrangeté de leur rapport : rapport enfantin de désir et de crainte, d’affection et de violence, d’amour et de haine à la fois. Alors que, jusqu’ici, Zarathoustra s’est toujours plié aux exigences de la vie, a toujours été à sa merci, le voilà qui veut soudain à son tour la faire danser et crier. Pour cela, il n’hésite pas à faire claquer son fouet.

*

L’autre chant de danse, 2

Voilà comment la vie a répondu au claquement de mon fouet, non sans boucher ses délicates oreilles :

« Ô Zarathoustra ! Mais ne frappe pas si affreusement avec ton fouet ! Ne fais pas tant de bruit ! Tu le sais bien, non ? Le bruit tue les pensées ! Et notre charmante discussion, notre délicieux partage – sur toi et sur moi, sur nous – me fait justement venir de si tendres pensées…

C’est fou comme nous nous ressemblons, Zarathoustra ! Nous sommes tous deux non seulement ce que les gens appellent des bons à rien, mais encore des mauvais en rien. Oui, c’est par-delà bien et mal, par-delà les devoirs de la vieille morale traditionnelle, que nous avons fait notre route et trouvé notre île et notre verte prairie – nous deux, seulement nous deux, toi et moi ! C’est pourquoi nous devons être bons l’un pour l’autre ! Bons au sens de l’utile, de l’utile pour… nous, c’est-à-dire pour la vie. Nous devons tout faire pour nous favoriser l’un l’autre, stimuler notre force, notre maîtrise, notre équilibre – et augmenter de nos sphères de puissance.

Peut-être que nous ne nous aimons pas de fond en comble ; peut-être qu’il y a des choses qui nous dérangent, l’un chez l’autre… Mais est-ce une raison suffisante pour s’en vouloir ? Doit-on s’en vouloir si on ne s’aime pas de fond en comble ? N’est-ce pas une erreur – une fâcheuse erreur idéaliste – de vouloir un amour fusionnel, une entente et compréhension parfaites ?

Et tu sais bien combien pour toi je suis bonne ; et souvent même trop bonne. Combien je te pousse vers la maîtrise, l’équilibre et le dépassement de toi-même. Pourquoi tout ça ? A vrai dire parce que je suis envieuse et jalouse de ta sagesse. Etant donné que je suis, moi, la vie, incapable de penser les choses comme tu le fais, je bave devant ta sensibilité, ton intelligence et ta capacité à exprimer et penser l’existence ; je bave devant ce que tu appelles ta sagesse tragique. Ah, comme elle m’attire, ta vieille folle de modération et de prudence dans la conduite ! Ah, comme elle m’excite, cette vieille bouffonne de sagesse tragi-comique ! Oui, elle me pousse à tout faire pour toi ; à tout faire pour te stimuler, te faire avancer, te faire avancer toujours davantage.

Et tu sais tout aussi bien ceci, ô Zarathoustra : si un jour ta sagesse venait à te quitter, l’amour que je te porte aurait tôt fait de t’abandonner aussi ; très vite, je te laisserais tomber. »

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La vie a alors regardé pensivement derrière elle et autour d’elle ; et elle a dit tout bas : « Ô Zarathoustra, je vais te dire quel est notre problème, pourquoi ça ne marche pas encore mieux entre nous, entre toi et moi : au fond, tu ne m’es pas assez fidèle !

Bien sûr que tu m’aimes ; bien sûr que tu m’aimes fort, et même très fort ; bien sûr que tu le proclames partout ; mais au fond tu ne m’aimes de loin pas autant que tu le dis. Je le sais bien : régulièrement, tu trouves tout ça insupportable ; et tu te demandes même si tu ne ferais pas mieux de tout abandonner et de bientôt me quitter.

Oui, il existe une vieille, lourde, lourde cloche qui résonne comme un bourdon dans les profondeurs : une cloche qui, la nuit, quand tout est sombre, quand tout devient inquiétant, quand tout fait peur, bourdonne jusqu’à ta caverne, et jusque dans ta tête.

Quand tu entends cette cloche sonner l’heure de minuit, impossible de ne pas y penser entre une et deux heures.

Tu y penses, Zarathoustra, je le sais ! En dépit de ton amour, en dépit de ta sagesse, en dépit de tes efforts : il t’arrive de penser que tout ça est trop dur pour toi, que la souffrance est trop grande – et que tu ferais mieux de tout abandonner, et de bientôt me quitter ! »

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« Oui, ai-je alors répondu, hésitant. Tu as raison : ce que tu dis est juste. Mais il y a encore autre chose que tu sais… » Et je lui ai soufflé quelque chose dans l’oreille, en plein milieu de sa jaune et folle tignasse de cheveux embrouillés.

« Quoi ? Tu sais cela, toi, ô Zarathoustra ? Cela, pourtant, personne ne le sait… »

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Voilà ce que je lui ai dit : que, quoi qu’il arrive, même si je venais à l’abandonner, même si je venais à mourir, au fond, je ne la quitterai jamais : comme toute chose, je suis en effet marqué par l’éternel retour du même ; tout va revenir ; tout va de toute façon toujours de nouveau revenir, éternellement – et à l’identique.

La vie et moi nous sommes alors regardés dans les yeux ; nous avons regardé dans notre profondeur, dans les scintillements qui émanent de notre sombre profondeur. Et nous avons regardé la verte prairie sur laquelle passait justement – après la clarté du midi, après la chaleur du jour – la fraicheur du soir. Et nous avons pleuré tous les deux, ensemble ; pleuré de bonheur, du bonheur d’être ensemble, elle et moi, ensemble, pour toujours.

A cette époque, j’aimais la vie par-dessus tout. A cette époque, la vie m’était plus chère que jamais ne l’a été ma sagesse : j’étais alors prêt à tout pour elle, quitte à remettre en question ma sagesse elle-même. Bien sûr, je faisais tout pour cultiver au mieux ma sagesse, mais au fond, c’est ma relation à la vie qui primait, elle qui me poussait à affiner toujours davantage ma sagesse, à stimuler ma force, ma maîtrise, ma compréhension, mon équilibre, et le dépassement de moi-même et de mes sphères de puissance.

Parole de Zarathoustra.

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Traduction littérale

La libertŽ sort du cÏur passionnŽ-Col des BagenellesVoilà comment la vie m’a alors répondu en se bouchant en même temps les délicates oreilles :

« Ô Zarathoustra ! Mais ne frappe pas si affreusement avec ton fouet ! Tu le sais bien : le bruit tue les pensées, – et de si tendres pensées me viennent justement.

Nous sommes tous deux de vrais bons à rien et mauvais en rien. Par-delà bien et mal nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – seuls nous deux ! C’est pourquoi nous devons être bons l’un pour l’autre !

Et si nous ne nous aimons pas de fond en comble –, doit-on donc s’en vouloir, si on ne s’aime pas de fond en comble ?

Et que pour toi je suis bonne et souvent trop bonne, cela tu le sais : et la raison en est que je suis jalouse de ta sagesse. Ah, cette folle vieille bouffonne de sagesse !

Si une fois ta sagesse te quittait, oh, mon amour te quitterait vite aussi. » –

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Alors la vie a regardé pensivement derrière elle et autour d’elle et a dit tout bas : «  Ô Zarathoustra, tu ne m’es pas assez fidèle !

Tu ne m’aimes de loin pas autant que tu le dis ; je sais, tu penses que tu veux bientôt me quitter.

Il existe une vieille, lourde, lourde cloche de bourdon : elle bourdonne la nuit jusqu’à ta caverne : –

– quand tu entends cette cloche sonner l’heure à minuit, tu y penses entre une et deux heures –

– tu y penses, Zarathoustra, je le sais, que tu veux bientôt me quitter ! »

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« Oui, j’ai répondu hésitant, mais tu le sais aussi – » Et je lui ai dit quelque chose dans l’oreille, au milieu entre sa jaune et folle tignasse de cheveux embrouillés.

« Tu sais cela, ô Zarathoustra ? Cela personne ne le sait. – »

*

Et nous nous sommes regardés et avons regardé la verte prairie sur laquelle passait justement le frais soir, et avons pleuré ensemble. – Mais à cette époque la vie m’était plus chère que jamais ne l’a été ma sagesse. –

Parole de Zarathoustra.

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Il s’agit ci-dessus de la deuxième partie du quinzième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici.

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