Le mendiant volontaire

vaches étonnées 2Le mendiant volontaireQUAND ZARATHOUSTRA A QUITTÉ LE PLUS LAID DES HOMMES, il a soudain été pris de froid et de solitude. Beaucoup de choses glacées et singulières lui passaient par la tête. Et par le corps : la situation du monde, la laideur des hommes, le meurtre de Dieu, la perte de repères des gens, et mille autres fâcheux déséquilibres provoqués par la faiblesse humaine refroidissaient sa pensée et diffusaient jusque dans ses sens et ses membres.

Mais, malgré tout, Zarathoustra continuait à avancer dans les montagnes, toujours et encore, en direction du cri de détresse qui l’appelait au loin. Parfois en montant, parfois en descendant, passant tantôt le long de vertes et riches prairies pleines de vie, tantôt par-dessus des pierriers désertiques et sauvages, où sans doute, jadis, un impatient ruisseau aujourd’hui disparu avait fait son lit. Mais voilà que tout à coup, les sens et l’esprit aux aguets dans cette nature indifférente, à la fois pleine de promesses et de passé évanoui, il s’est de nouveau senti mieux, réchauffé, réconforté.

« Que vient-il de m’arriver ? », s’est-il demandé alors. « Quelque chose de chaud et de vivant me revigore. Pour sûr qu’il se trouve près de moi.

Déjà je suis moins seul. Je le sens : des compagnons, des frères inconnus vagabondent autour de moi. Je sens leur souffle chaud. Il émeut mon âme. »

Mais quand il a regardé autour de lui pour chercher les consolateurs de sa solitude, eh bien, il a vu que c’était… des vaches ; des vaches qui se tenaient, ensemble, sur une butte. C’est leur proximité et leur odeur qui réchauffait son cœur. Elles, pourtant, même qu’il s’en approchait, ne faisaient pas attention à lui. Elles étaient occupées à autre chose. En train d’écouter quelqu’un parler. Quand Zarathoustra s’est trouvé beaucoup plus près, il a en effet distinctement entendu une voix s’élever du milieu d’entre elles ; une voix humaine. Et toutes les vaches avaient la tête tournée vers celui qui parlait.

Craignant qu’il était arrivé un malheur à quelqu’un – quelqu’un auquel la pitié des vaches ne pouvait guère remédier –, Zarathoustra a bondi avec empressement là-haut, sur la butte, et a écarté les bêtes pour voir qui elles entouraient. Mais il s’était trompé. Nul malheur n’était arrivé. Un homme était paisiblement assis là, au milieu, sur le sol, et semblait dire aux bêtes qu’elles n’avaient rien à craindre de lui : un homme pacifique, prédicateur des montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. « Qu’est-ce que tu fais là ? Que cherches-tu ici ? », a alors crié Zarathoustra déconcerté.

« Ce que je cherche ici ? Mais la même chose que toi, trouble-fête, trouble-paix ! Comme tout le monde, je cherche le bonheur sur terre !

Pour le trouver, je voudrais pouvoir m’instruire auprès de ces vaches. Car il faut que tu le saches, voilà déjà la moitié de la matinée que je leur parle, à ces vaches ; et elles étaient justement sur le point de me renseigner quand tu es arrivé. Pourquoi donc les déranges-tu ?

Tu sais, si nous ne changeons pas et ne devenons pas comme les vaches, jamais nous n’arriverons au royaume des cieux. Car nous avons une chose à apprendre d’elles ; une seule chose, mais de grande importance et qualité : la rumination, le fait de pouvoir ramener dans la bouche les aliments avalés pour mieux les mâcher, remâcher et digérer.

En vérité, dis-moi, en quoi ça l’aiderait, l’homme, d’être en mesure de gagner, de posséder, de maîtriser et de dominer le monde entier, s’il n’apprend pas ce qu’elles font, elles, les vaches ? S’il n’apprend pas à digérer et incorporer ce qu’il trouve, ce qu’il avale ? S’il n’apprend pas la rumination ? Sans la rumination, jamais l’homme ne se débarrassera de sa tristesse.

Jamais l’homme ne se débarrassera de sa grande tristesse, qui s’appelle aujourd’hui dégoût. Quel homme en effet n’a pas aujourd’hui le cœur, la bouche, les yeux remplis de dégoût face à ce qu’il sent et ce qu’il voit ? Vis-à-vis de ce que l’homme et le monde sont devenus ? Vis-à-vis de ce que l’homme est en train de faire de lui-même et du monde ? Toi aussi, je le sais bien, toi aussi, tu le ressens, ce dégoût ! Mais regarde donc ces vaches : elles ne sont pas comme nous les hommes : elles n’ont pas, elles, la moindre trace de dégoût ! »

Voilà comment a parlé le prédicateur des montagnes, avant de tourner enfin son regard vers Zarathoustra, – car jusqu’ici, il était resté rivé avec amour sur les vaches. Et soudain, en tournant ainsi la tête, en regardant vraiment Zarathoustra, il s’est métamorphosé. « Mais à qui est-ce je parle ? », a-t-il crié effrayé, en bondissant du sol.

« Mais, je ne me trompe pas : c’est là l’homme sans dégoût ! C’est là Zarathoustra lui-même, à qui je m’adresse : lui qui, justement, s’élève au-dessus du grand dégoût, surmonte le grand dégoût ! C’est là l’œil, la bouche, le cœur de Zarathoustra en personne ! »

Et tout en parlant comme ça, il s’est mis à embrasser les mains de son interlocuteur. Les yeux tout humides, débordants de larmes, il se conduisait comme quelqu’un à qui un précieux cadeau, un précieux joyau vient de tomber du ciel, sans qu’il s’y attende le moins du monde. Les vaches, elles, regardaient tout ça avec étonnement.

« Allons, ne parle pas de moi, toi, l’étrange et aimable individu ! », a dit Zarathoustra en se défendant de sa tendresse. « Parle-moi d’abord de toi ! Il me semble te reconnaître. N’es-tu pas le mendiant volontaire qui a, jadis, abandonné ses biens ? Qui a, jadis, jeté au loin toute sa fortune, s’est débarrassé de sa surabondante richesse ?

Le mendiant volontaire qui a, jadis, tout à coup, eu honte de sa richesse et des riches en général ? Qui a voulu rétablir l’équilibre et qui a fui vers les pauvres, pour leur faire bénéficier de sa richesse ? Non seulement de son trop-plein matériel, mais aussi de sa plénitude de cœur, de sa débordante gentillesse et générosité ? Mais les pauvres n’en ont pas voulu, de sa richesse, ils ne l’ont pas acceptée. »

« Tu dis juste, Zarathoustra : mais les pauvres ne m’ont pas accepté », a repris l’homme, qui était bel et bien le mendiant volontaire. « Tu le sais bien : j’ai alors quitté les hommes, tous les hommes, y compris les pauvres, en lesquels j’avais d’abord encore bon espoir. Et je suis allé vers les animaux, vers ces vaches. »

A ce moment, Zarathoustra l’a interrompu : « Ton expérience n’a pas été vaine : tu as appris dans quelle mesure il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que l’acte de bien donner, de partager est tout un art, le dernier, le plus magistral, le plus subtile et perfide de tous les arts. Tu as appris qu’en donnant, toute la difficulté est de savoir en même temps se retirer, pour que les gens ne s’en rendent pas compte ; sinon, les gens se méfient, se sentent inférieurs, n’osent pas recevoir, prennent peur, se détournent, se révoltent et sont prêts aux pires ignominies. »

« Oui, et en particulier de nos jours, a alors répondu le mendiant volontaire : aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé, s’est soulevé comme se soulève la populace, en toute timidité et arrogance à la fois. Timides parce qu’on les a rendus dociles ; et arrogants en même temps parce qu’on leur a enfoncé de fâcheuses idées dans la tête.

Car l’heure est venue, tu le sais bien, Zarathoustra, du grand, du méchant, du long et lent soulèvement de la populace et des esclaves. Et ce soulèvement ne cesse de croître de jour en jour – écrasant tout partage, toute nuance, tout jeu d’ombre, toute différence, toute subtilité, tout ce qui n’est pas massif et se distingue des idées ordinaires !

Maintenant, la moindre bienfaisance et le moindre don gratuit indigne les gens d’en bas, la populace. Et les gens comme toi, comme moi, qui débordent de richesse, qui souffrent de surabondance, ont tout intérêt à être sur leurs gardes ! La populace les guette, les déteste – et est prête à tout pour s’en débarrasser.

Tous ceux qui, aujourd’hui, pareils à des bouteilles pansues, débordent de richesse, tout ceux qui gouttent par leur cou de bouteille trop fin, on leur tord volontiers le cou, pour les empêcher de goutter, de déborder, de se répandre, justement, de donner quoi que ce soit qui pourrait aller à l’encontre de la triomphante vision pragmatique, étriquée et égoïste du monde.

La convoitise lubrique, l’envie, la jalousie fielleuse, la soif de vengeance contrariée, la fierté populacière : voilà que tout ça m’a sauté au visage. Et j’en suis, à force d’expériences, arrivé à la conclusion que l’ancienne vérité traditionnelle, chrétienne, qui dit « bienheureux les pauvres d’esprit », parce qu’ils sont simples, dociles, ouverts, n’est plus d’actualité : les pauvres, que ce soit d’esprit et en ressources, sont bien plutôt malheureux. Le royaume des cieux n’est plus leur affaire, mais celle des vaches. »

« Et pourquoi n’est-ce pas l’affaire des riches ? Des gens qui ont une bonne situation, des gens aisés, cultivés, engagés ? », a demandé Zarathoustra, non sans chatouiller le mendiant volontaire. Ceci tout en écartant les vaches qui soufflaient familièrement sur le pacifique.

« Pourquoi me tentes-tu ?, a répondu ce dernier sans se faire duper. Tu connais mieux la réponse que moi-même. Qu’est-ce qui m’a poussé vers les pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas justement le dégoût des riches ?

Le dégoût des hommes prisonniers de leur richesse ? Des hommes possédés par leur supériorité, – quelle qu’elle soit, financière, morale, intellectuelle, culturelle ou je ne sais quoi encore ? De ceux qui cherchent dans toute situation leur avantage ? De ceux qui, les yeux froids et les pensées vicieuses, trouvent leur profit dans le moindre déchet ? Le dégoût de cette racaille, de ces ordures, dont la puanteur monte vers le ciel ?

Le dégoût de cette populace, fondamentalement sale, aujourd’hui dorée et falsifiée en surface, dont les pères étaient voleurs à la tire, ou charognards, ou chiffonniers, complaisants avec les femmes, lubriques, oublieux de toute tenue et de toute bienséance ? Car ces gens ne sont pas loin de faire n’importe quoi pour satisfaire leur intérêt, pour gagner quelque chose : ils ne sont pas loin de la pute !

Populace en haut, populace en bas ! Que veut dire encore aujourd’hui « pauvre » et « riche » ! J’ai désappris cette différence : tous deux ne sont que deux faces du même, de la même misère réactive, sans cœur, sans oreille, sans amour pour le monde, pour la musique et l’équilibre du monde. Alors je me suis enfui, au loin, toujours plus loin. Jusqu’à ce que j’arrive vers ces vaches.

Voilà comment a parlé le pacifique, non sans souffler et transpirer fort en proférant ces mots, comme le font trop souvent les hommes qui débordent de richesse. Tellement que les vaches se sont à nouveau étonnées de le voir comme ça. Mais alors qu’il parlait si durement, Zarathoustra n’a pas arrêté de le regarder, en face, dans les yeux, tout en souriant, et en secouant silencieusement la tête.

« Tu te fais à toi-même violence, prédicateur des montagnes, en usant de mots si durs à l’égard de tes congénères. Tu sais, ni ta bouche, ni tes yeux, ne sont faits pour une telle dureté.

Pas davantage ton estomac, à ce qu’il me semble. Ce genre de colère, de haine et de débordement lui répugne. Ton estomac souhaite des choses bien plus légères, plus douces, plus tendres, plus discrètes : tu n’as rien d’un boucher, tu n’es pas un homme à viande.

Tu me sembles bien plus amateur de plantes et de racines. Peut-être es-tu un mâcheur de graines ? Mais à coup sûr, les joies de la viande, de la violence, du sang, te répugnent. Et tu aimes le miel ! »

« Ah, Zarathoustra, tu m’as bien deviné, a répondu le mendiant volontaire, le cœur soudain allégé. J’aime le miel, et je mâche aussi des graines. J’ai de tout temps cherché ce qui a un goût agréable et rend l’haleine pure.

Et j’ai toujours aussi privilégié ce qui demande beaucoup de temps et d’effort : ce qui représente un gros travail journalier, de recherche et de préparation. Et aussi, ensuite, en bouche et dans l’estomac, un gros travail, de toute finesse, de toute patience, pour bien digérer et s’imprégner comme il faut des aliments. Enfin, gros travail est beaucoup dire : il n’y a somme toute que les suaves, les oisifs, les fainéants qui considèrent le fait de s’imprégner des choses comme un gros travail.

Et bien sûr, dans ce domaine, ce sont les vaches qui ont été le plus loin : tellement qu’elles se sont inventées… la rumination, le fait d’être couchées par terre, au soleil, à ne rien faire d’autre que ruminer, digérer et incorporer ce qu’elles ont avalé. Et ce n’est pas tout : elles ont par là aussi réussi à s’abstenir de toute viande, de tout sang, de tout aliment et de toute pensée lourds, qui prennent la tête et gonflent le cœur. Qui font réfléchir, tourner en rond, jusqu’à culpabiliser. »

« Allons !, a dit Zarathoustra : les vaches, c’est une chose, mais ce n’est pas tout : tu devrais aussi voir mes animaux, mon aigle et mon serpent, – ils n’ont aujourd’hui pas de pareil sur terre.

Regarde, là-bas, ce chemin, il conduit vers ma caverne. Sois-en cette nuit son hôte. Monte-y et parle avec mes animaux du bonheur que cherche tout un chacun.

Parle avec eux du bonheur, jusqu’à ce que je revienne moi aussi à ma caverne. Car, là, je ne peux pas t’y accompagner : un cri de détresse m’appelle au loin, et me pousse maintenant à te quitter. Chez moi, tu verras, tu trouveras aussi du nouveau miel, du miel de ruche doré et frais comme la glace : mange-le ! Il te nourrira !

Mais, maintenant, prends vite congé de tes vaches, toi l’étonnant, l’aimable mendiant volontaire ! Qu’importe que ça te soit difficile de les quitter, tes vaches ! Qu’importe qu’elles soient les amies et les maîtres les plus chaleureux que tu aies trouvés, fais-leur tes adieux ! »

« Oui, elles sont mes amis et maîtres les plus chaleureux, excepté un ami et maître, que j’aime mieux encore », a alors répondu le mendiant volontaire. « Oui, tu es toi-même bon, et meilleur encore qu’une vache, ô Zarathoustra ! »

« Allez, va-t-en, va-t-en !, vilain flatteur ! », a crié Zarathoustra avec méchanceté. « Pourquoi cherches-tu à me corrompre, à m’affaiblir avec ton mielleux compliment de flatteur ? » On le sait : si Zarathoustra n’aime pas les flatteries, c’est qu’au lieu de rendre dur, elles ont tendance à attendrir et ramollir celui qui les entend.

« Allez, va-t-en, va-t-en ! », a-t-il crié à nouveau, cette fois en brandissant son bâton vers le tendre mendiant. Et ce dernier est alors vite parti en courant.

***

Traduction littérale

ruminationQuand Zarathoustra a quitté le plus laid des hommes, il était glacé et se sentait seul : car beaucoup de choses froides et solitaires lui passaient par les sens, de sorte que ses membres sont eux aussi devenus plus froids. Mais pendant qu’il continuait à avancer, toujours plus loin, en-haut, en bas, passant tantôt le long de vertes prairies, mais aussi par-dessus des pierriers sauvages, où sûrement autrefois un impatient ruisseau avait fait son lit : voilà que tout à coup il s’est de nouveau senti plus réchauffé et réconforté.

« Que m’est-il donc arrivé ?, s’est-il demandé, quelque chose de chaud et de vivant me revigore, ça doit se trouver près de moi.

Déjà je suis moins seul ; des compagnons et des frères inconnus vagabondent autour de moi, leur souffle chaud émeut mon âme. »

Mais quand il a regardé autour de lui pour chercher les consolateurs de sa solitude : voyez, c’étaient des vaches qui se tenaient ensemble sur une butte ; leur proximité et odeur avaient réchauffé son cœur. Mais ces vaches semblaient écouter avec zèle un homme qui parlait et ne prenaient pas garde à celui qui s’approchait. Mais quand Zarathoustra était tout près d’elles, il a distinctement entendu qu’une voix d’homme s’élevait du milieu des vaches ; et toutes avaient visiblement tourné la tête vers celui qui parlait.

Zarathoustra a alors bondi avec empressement là-haut et a écarté les bêtes, car il craignait qu’il était arrivé là malheur à quelqu’un, auquel la pitié des vaches pouvait difficilement remédier. Mais en cela, il s’est trompé ; car voyez, un homme était assis là, sur le sol, et semblait dire aux bêtes qu’elles n’avaient rien à craindre de lui, un homme pacifique et prédicateur des montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. « Que cherches-tu ici ? », a crié Zarathoustra déconcerté.

« Ce que je cherche ici ?, a-t-il répondu : la même chose que tu cherches, toi, le trouble-paix ! A savoir le bonheur sur terre.

Mais pour ça, je voudrais m’instruire auprès de ces vaches. Car, sache-le bien, voilà déjà la moitié de la matinée que je leur parle et elles allaient justement me renseigner. Pourquoi donc les déranges-tu ?

Si nous ne nous reconvertissons pas et ne devenons pas comme les vaches, nous ne parviendrons pas dans le royaume des cieux. Car d’elles, nous ne devrions apprendre qu’une chose : la rumination.

Et en vérité, même si l’homme gagnait le monde entier et n’apprenait pas cela, la rumination : qu’est-ce que ça aiderait ! Il ne se débarrasserait pas de sa tristesse.

– sa grande tristesse : mais celle-ci s’appelle aujourd’hui dégoût. Qui n’a pas aujourd’hui le cœur, la bouche et les yeux pleins de dégoût ? Toi aussi ! Toi aussi ! Mais regarde donc ces vaches ! » –

Voilà comment a parlé le prédicateur des montagnes avant de tourner son regard vers Zarathoustra, – car jusqu’ici il était resté fixé avec amour sur les vaches – : mais voilà qu’il s’est métamorphosé. « Qui est-ce, à qui je parle ?, a-t-il crié effrayé et a bondi du sol.

C’est là l’homme sans dégoût, c’est là Zarathoustra lui-même, celui qui surmonte le grand dégoût, c’est là l’œil, c’est là la bouche, c’est la le cœur de Zarathoustra lui-même. »

Et tout en parlant comme ça, il a embrassé les mains de celui à qui il parlait, les yeux débordants, et il se conduisait tout comme quelqu’un à qui un précieux cadeau et joyau tombe de manière inattendue du ciel. Mais les vaches regardaient tout ça et s’étonnaient.

« Ne parle pas de moi, toi l’étrange, toi l’aimable !, a dit Zarathoustra et se défendait de sa tendresse, parle-moi d’abord de toi ! N’es-tu pas le mendiant volontaire, qui a jadis jeté loin de lui une grande richesse, –

– qui a eu honte de sa richesse et des riches, et qui a fui vers les plus pauvres, pour leur donner sa plénitude et son cœur ? Mais ils ne l’ont pas accepté. »

« Mais ils ne m’ont pas accepté, a dit le mendiant volontaire, tu le sais bien. Alors je suis finalement allé vers les animaux et vers ces vaches. »

« Là, tu as appris, a interrompu Zarathoustra, combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, et que l’acte de bien donner est un art et le dernier et plus perfide art magistral de la bonté. »

« En particulier de nos jours, a répondu le mendiant volontaire, à savoir aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé et timide et à sa manière arrogant : à savoir à la manière de la populace.

Car l’heure est venue, tu le sais bien, du grand, méchant, long, lent soulèvement de la populace et des esclaves : ce dernier croît et croît !

Maintenant toute bienfaisance et tout petit don indigne les gens du bas ; et surabondamment riches ont tout intérêt à être sur leurs gardes !

Quiconque aujourd’hui, pareil à des bouteilles pansues, goutte par des cous trop étroits : – à de telle bouteilles, on tord aujourd’hui volontiers le cou.

Convoitise lubrique, envie/jalousie fielleuse, soif de vengeance contrariée, fierté populacière : tout cela m’a sauté au visage. Ce n’est plus vrai que les pauvres sont bienheureux. Mais le royaume des cieux est auprès des vaches. »

« Et pourquoi ce n’est pas auprès des plus riches ? », a demandé Zarathoustra pour le tenter, tout en écartant les vaches qui soufflaient familièrement sur le pacifique.

« Que me tentes-tu ?, a répondu ce dernier. Tu le sais toi-même mieux que moi. Qu’est-ce qui m’a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas le dégoût de nos plus riches

– des détenus par la richesse, qui ramassent, les yeux froids, les pensées vicieuses, leur avantage de chaque ordure, de cette racaille, dont la puanteur monte vers le ciel,

– de cette populace dorée et falsifiée, dont les pères étaient voleurs à la tire ou charognards ou chiffonniers, complaisants avec les femmes, lubriques, oublieux ; – car tous ceux-là ne sont pas loin de la pute –

Populace en haut, populace en bas ! Qu’est-ce qui est aujourd’hui encore « pauvre » et « riche » ! J’ai désappris cette différence, – et je me suis enfui, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à ce que je sois arrivé vers ces vaches.

Voilà comment a parlé le pacifique et il soufflait et transpirait lui-même à ses mots : de sorte que les vaches se sont à nouveau étonnées. Mais alors qu’il parlait si durement, Zarathoustra l’a toujours regardé en face, en souriant, et en secouant silencieusement la tête.

« Tu te fais à toi-même violence, toi, prédicateur des montagnes, en usant de mots si durs. Pour telle dureté ni ta bouche ni tes yeux n’ont été faits.

Ton estomac lui-même non plus, à ce qu’il me semble : il répugne à tout ce genre de colère, de haine et de débordement. Ton estomac veut des choses plus tendres : tu n’es pas un boucher.

Tu me parais bien plus un amateur de plantes et de racines. Peut-être que tu mâches des graines. Mais à coup sûr les joies de la viande te répugnent et tu aimes le miel. »

« Tu m’as bien deviné, a répondu le mendiant volontaire le cœur allégé. J’aime le miel, je mâche aussi des graines, car j’ai cherché ce qui a un goût agréable et rend l’haleine pure :

– et aussi ce qui demande beaucoup de temps, un travail de jour et de bouche pour de suaves oisifs et fainéants.

Ce sont bien sûr les vaches qui ont été le plus loin en la matière : elles se sont inventé la rumination et le fait d’être couché au soleil. Elles se sont aussi abstenues de toutes lourdes pensées, qui gonflent le cœur.

– « Allons !, a dit Zarathoustra : tu devrais aussi voir mes animaux, mon aigle et mon serpent, – leur pareil n’existe aujourd’hui pas sur terre.

Regarde, là-bas le chemin conduit vers ma caverne ; sois-en cette nuit son hôte. Et parle avec mes animaux du bonheur des animaux, –

– jusqu’à ce que je rentre moi-même. Car un cri de détresse m’appelle maintenant et me presse de te quitter. Tu trouves aussi du nouveau miel chez moi, du miel de ruche doré et frais comme la glace : mange-le !

Mais maintenant prends vite congé de tes vaches, toi l’étonnant ! L’aimable !, aussi difficile que ça te devenir soit. Car ce sont tes plus chaleureux amis et maîtres ! »

« – Excepté un, que j’aime encore mieux, a répondu le mendiant volontaire. Toi-même tu es bon, et meilleur encore qu’une vache, ô Zarathoustra ! »

« Va-t-en, va-t-en !, toi, vilain flatteur !, a crié Zarathoustra avec méchanceté, qu’est-ce que tu me corromps avec tel compliment et miel de flatteur ? »

« Va-t-en, va-t-en !, a-t-il crié encore une fois en brandissant son bâton vers le tendre mendiant : mais ce dernier est vite parti en courant.

***

Il s’agit ci-dessus du huitième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas)Les autres chapitres et parties se trouvent ici. Musique: Keith Jarrett, The Mourning of a Star.

1 Comment

  1. L’anniversaire de Hansruedi me fait découvrir Zarathoustra. Le temps manque pour que je puisse m’investir dans tout ce que je découvre mais l’essentiel n’est t il pas de s’intéresser à tout.

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