L’ombre

98.5240L’ombre de ZarathoustraQUAND ZARATHOUSTRA A BRANDI SON BÂTON, le mendiant volontaire n’a pas tardé à s’en aller. Il a quitté en courant ses maîtres en rumination, ses vaches, pour grimper vers la caverne de Zarathoustra, où il aura l’occasion de s’entretenir du bonheur avec l’aigle et le serpent de ce dernier.

Voilà donc que Zarathoustra s’est de nouveau retrouvé seul avec lui-même. Mais pas longtemps du tout. A peine le mendiant est parti, il a entendu derrière lui une nouvelle voix. Elle lui criait : « Halte ! Zarathoustra ! Attends donc ! C’est moi, ô Zarathoustra, moi, ton ombre ! »

Soudain à bout de patience, contrarié par l’afflux de personnes dans ses montagnes, Zarathoustra en a eu assez. Il n’a pas obéi et pas attendu. « Je n’aurai donc pas le moindre moment de paix !, s’est-il dit. Mais où s’en est donc allé ma solitude ?

Tout ça me devient trop, vraiment. Toutes ces rencontres, ces gens. Mon royaume n’est plus de ce monde. Je n’ai plus rien à faire dans ces montagnes. Ça grouille trop de gens, par ici. Il faut que je m’en aille. Il faut que je parte voir ailleurs si j’y suis. Oui, j’ai besoin de nouvelles montagnes, où on ne me dérange pas tout le temps, où je peux retrouver et vivre ma solitude. »

Puis, se rappelant ce qu’il vient d’entendre : « Comment ? Mon ombre ? Mon ombre m’appelle ? » Avant de s’en détourner : « Mais qu’importe mon ombre ! Qu’ai-je à faire de mon ombre. Elle veut que je l’attende ? Qu’elle me suive en courant ! Moi – hop hop hop, je lui échappe ! »

Voilà comment Zarathoustra a parlé à son cœur, avant de partir à son tour en courant, dans la même direction que le mendiant volontaire. Mais, évidemment, celui qui était derrière lui, son ombre, l’a suivi : de sorte qu’ils étaient tout à coup trois à courir l’un derrière l’autre. Devant, le mendiant volontaire, ensuite Zarathoustra, et, en troisième position, derrière, l’ombre de Zarathoustra. Mais les trois n’ont pas couru longtemps comme ça. Rapidement, Zarathoustra a pris conscience de sa folie, s’est repris – et a secoué loin de lui tout le dépit, la contrariété, le dégoût qui l’avait assailli précédemment.

« Comment ? », a-t-il soufflé alors, en se mettant à sourire, puis à rire, « n’est-ce pas chez nous, chez nous les saints et les vieux ermites, qu’arrivent depuis toujours les choses les plus extraordinaires, les plus ridicules ?

C’est vrai, il me faut l’avouer, là-haut, dans les montagnes, ma folie a pris de belles proportions. Elle a poussé à un niveau insoupçonné ! Voilà que j’entends six vieilles jambes de bouffons se courir après, cliqueter les unes derrière les autres ! N’est-ce pas ridicule ? »

Et Zarathoustra de continuer à réfléchir sur la situation et sur lui-même : « Mais avec sa folie, sa base et son cap, Zarathoustra a-t-il le droit d’en avoir assez de ses montagnes, des gens qu’il rencontre dans ses montagnes ? Et a-t-il le droit d’être effrayé par une ombre, par sa propre ombre ? D’ailleurs, à force, je finis par croire qu’elle a de plus longues jambes que moi, cette ombre, et que je n’arriverai jamais à la lâcher, qu’elle restera toujours sur mes talons… »

Voilà comment a parlé Zarathoustra, en riant : en riant de ce qu’il voyait autour de lui, de ses yeux ; et en riant en même temps de ce qu’il sentait, en lui, dans ses entrailles. Puis, fini la course : il s’est arrêté net et s’est brusquement retourné. Si net et si brusquement qu’il a failli jeter à terre son poursuivant, son ombre, tant celui-ci – ou celle-ci – le serrait de près, sur ses talons ; et tant elle était faible, aussi. Quand il l’a scruté des yeux, il en a en effet été épouvanté, comme il l’aurait été devant un fantôme : tellement son poursuivant semblait fin, noirâtre, creux, exténué.

« Qui es-tu ?, a demandé Zarathoustra vivement. Que fais-tu là ? Et pourquoi est-ce que tu t’es appelé mon ombre ? Impossible de te le cacher : tu ne me plais pas. Mais alors pas du tout. »

Et l’ombre de répondre : « Pardonne-moi d’être moi, ô Zarathoustra, moi, ton ombre ! Ta face sombre, cachée, indistincte. Ton reflet obscur. Ta silhouette éphémère, toujours là, proche, changeante, toujours accrochée à toi, toujours noire ! Comment ? Je ne te plais pas ? Tu ne m’aimes pas ? Oh, tu as bien raison : rien que pour ça, je te loue, toi et ton bon goût, Zarathoustra. Je n’ai en effet rien de plaisant.

Qui je suis ? Un voyageur. Un voyageur qui a déjà beaucoup cheminé sur tes talons : toujours en chemin, mais sans but, et sans chez soi. De sorte qu’il me manque peu, vraiment, pour être… le Juif errant : tu sais, Ahasvérus, le symbole du peuple juif, puni par Dieu à errer éternellement pour expier son refus de venir en aide à Jésus quand ce dernier, écrasé par le poids de sa croix, lui a demandé secours devant sa porte. Le Juif errant, incapable de perdre la vie, parce que Dieu l’a privé de la mort. Oui, Zarathoustra, pour peu, je serais le Juif errant. A cette différence que je ne suis pas plus éternel et pas plus Juif que toi…

Comment ? Est-ce vraiment mon lot ? Dois-je vraiment continuellement être en chemin ? Poussé au gré du vent ? Soufflé au loin? Dois-je vraiment toujours vivre dans l’instabilité ? Me laisser emporter, tourbillonner çà et là ? Sans point d’accroche ? Sans base, sans chez moi, et sans but, sans cap ? Pareil à une feuille morte ? Ô, terre, tu m’es devenue trop indistincte, trop ronde !

Oui, j’ai déjà été partout. J’ai déjà été assis sur toutes les surfaces. Pareil à une poussière fatiguée, je me suis endormi sur quantité de miroirs, de vitres, de fenêtres : incapable de me voir, de me connaître, de me reconnaître, ou encore de passer de l’autre côté, de traverser, à l’intérieur, pour trouver un refuge, un repos, un chez moi. A force de rester à la surface, à force d’errer partout, sans jamais réussir à me plonger dans rien, regarde comme j’ai fini par devenir faible ! Depuis toujours, tout prend de moi, tout me vide. Je ne peux faire autrement que me laisse piller. Toujours et encore. Rien ne m’est donné, rien ne me nourrit, rien ne me remplit. Et je deviens maigre, de plus en plus maigre, de plus en plus creux, de plus en plus vide, de plus en plus sombre. Au point que je ne suis pas loin de ressembler à… une ombre.

Mais tu sais, ce n’est pas derrière n’importe qui, mais derrière toi, justement, ô Zarathoustra, que j’ai volé, tiré, erré le plus longtemps. Et, bien que je me sois toujours caché de toi, que je me sois toujours tu, je n’en ai pas moins été la meilleure, la plus fidèle de tes ombres. Oui, j’ai tout fait comme toi : partout où tu es allé, j’y suis allé aussi. Partout où tu t’es assis, je me suis assis aussi.

Avec toi, j’ai erré dans les mondes les plus lointains, les plus froids, les plus excitants et effrayants. Pareil à un fantôme qui court de plein gré sur les toits d’hiver et sur la neige.

Avec toi, j’ai foncé dans chaque interdit. J’ai aspiré à tout ce que notre vieille tradition considère comme mauvais ; et même plus, ce qu’elle estime être le pire. Avec toi, j’ai recherché tout ce qui n’est pas tout près, tout ce qui n’est pas donné, tout ce qui n’est pas facilement accessible, juste là, disponible. Avec toi, à la place, j’ai toujours cherché le plus lointain, le plus difficile, le plus périlleux. Au point que si j’ai finalement quelque chose de vertueux, en moi, c’est de ne pas avoir peur, de ne pas avoir eu peur des interdits, du moindre interdit édicté par la loi.

Avec toi, j’ai tout brisé ce que j’ai d’abord aimé, ce que mon cœur a depuis toujours vénéré. Avec toi, j’ai renversé toutes les images et toutes les bornes qu’on nous a enfoncées et qu’on ne cesse de nous enfoncer dans la tête. Avec toi, j’ai poursuivi les désirs les plus fous, les plus mal vus, les plus dangereux. En vérité, avec toi, j’ai accompli, dépassé, surmonté, tout ce qu’on considère généralement comme des crimes.

Autrement dit encore : avec toi, j’ai désappris à croire à au moins trois choses : aux mots, à la justesse des mots ; aux valeurs traditionnelles, ce qu’on nous a appris être le bien, le vrai, le beau ; et aux grands noms, aux grandes figures qui dominent la plupart. Tout n’est que fictions. Tout n’est qu’apparences. Le diable lui-même n’est-il pas comme le serpent ? Quand il fait sa mue, quand il change d’apparence, ne perd-il pas, en plus de son aspect, aussi son nom ? Car son nom, comme son aspect, n’est-il pas en vérité qu’une peau ? Attention : peut-être que le diable lui-même est tout entier – peau. De part en part. Protéiforme. Succession de multiples apparences, de multiples surfaces, de multiples vérités. Finalement dénuées de fond stable et constant.

Comprenant tout cela, je me suis mis à rejeter tout ce qu’on m’avait appris, à renverser toutes les valeurs traditionnelles : « Rien n’est vrai, tout est permis » : voilà la conclusion à laquelle je suis alors arrivé. Puis je me suis mis à faire tout ce qui me passait par la tête, tout ce que j’avais envie de faire. Je me suis mis à prendre tous les risques, à me jeter dans toutes les eaux, y compris les plus froides : tout entier, de la tête aux pieds, cœur y compris. Ah, combien de fois, après avoir plongé, je me suis retrouvé là, debout, nu et rouge comme un crabe ! A ramper à ras le sol, les pinces à l’air.

Qu’ai-je fait de toute bonté, de toute pudeur et de toute croyance aux bonnes gens ! Qu’ai-je fait des valeurs traditionnelles, chrétiennes-morales ? Ah, où s’en est allée cette innocence mensongère que je possédais jadis à l’égard de la morale et des gens qui la défendent ? Où s’en est allée cette capacité à croire ce qu’on me disait ? Où s’en est allée cette innocence vis-à-vis des bons et de leur noble vérité, et des nobles mensonges qui lui sont liée ? Tout ça s’en est allé. Je suis devenu un autre : un être proche de la terre, à ras le sol. A la fois dangereux et ridicule pour la plupart.

Pour dire vrai, trop souvent, ce faisant, avec toi, derrière toi, j’ai suivi la vérité de tout près, sur tes talons. De tellement près que cette dernière me marchait devant la tête. Des fois, en voilant les choses, je croyais mentir, et, regarde : voilà seulement que je rencontrais et dévoilais – la vérité ! Non pas la vérité abstraite, idéaliste, d’une pièce, toute claire, mais la vérité tragique, claire obscure, la vérité comme mouvement d’apparaître à la lumière à partir de l’obscurité.

Trop de choses se sont éclairées en moi de la sorte : en demi-teinte, en demi-tons. Voilà que toute cette vie, toutes ces apparences, toute cette clarté démonstrative, cette agitation qui imprègne la vie ne me concerne en plus rien. Dans tout ce qui vit, dans tout ce qui apparaît, dans tout ce qui se montre, il n’y a plus rien qui vaille, plus rien que j’aime. Moi-même y compris. Comment pourrais-je encore m’aimer moi-même, dans l’état d’ombre, de vide, d’indistinction éphémère et d’incapacité à pénétrer les choses où je suis ?

« Vivre, comme j’en ai envie, comme je sens les choses, comme elles m’appellent, me prennent, me parlent – ou ne pas vivre du tout ! » Tel est ce que je veux. Tel est aussi ce que veut le plus saint, le plus fidèle à la terre et à la mer. Mais hélas : ai-je encore – envie, moi ? Suis-je encore la proie du désir, après tout ça, après toutes ces tentatives infructueuses ?

Ai-je, moi, – encore un but ? Un port, vers lequel ma voile à moi s’avance ?

Ai-je encore un bon vent ? Ah, seul celui qui connaît son cap, qui sait il va, sait aussi quel vent est bon pour lui, quel est son vent de voyage.

Que m’est-il resté de toute mon errance, de toutes mes incessantes pérégrinations, de toutes mes vaines tentatives ? Un cœur fatigué et effronté. Une volonté instable. Des ailes de papillon. Une échine brisée.

Cette recherche de mon chez moi à moi, ô Zarathoustra, tu le sais bien : cette recherche a été mon fléau. Elle me dévore. Elle me creuse, me vide toujours davantage.

« Où est donc – mon chez moi à moi ? », voilà ce que je demande, et cherche et ai cherché partout et de tout temps. Et voilà ce que je n’ai pas trouvé. Ô éternel partout, ô éternel nulle part, ô éternel – en vain ! »

*

Voilà comment a parlé l’ombre de Zarathoustra. Dans un terrible élan de mélancolie. Et, forcément, en entendant ses mots, le visage de Zarathoustra s’est allongé. « Tu as dit vrai : tu es bel et bien mon ombre ! Ma face sombre, cachée, indistincte. Mon reflet obscur. Ma silhouette éphémère, toujours présente, là, proche, changeante, inévitable », a-t-il dit enfin, avec tristesse, reconnaissant en elle sa propre face obscure, son propre côté sombre, noirâtre, creux et exténué.

Puis, logiquement plus que nul autre conscient de l’état de son interlocuteur, il a continué ainsi : « Ton danger n’est pas des moindres, toi, esprit libre et voyageur ! Tu as eu une terrible journée : fais en sorte qu’il ne s’ensuive pas une soirée pire encore ! L’heure est venue de prendre les choses en main. L’heure est venue de te calmer, de te reposer.

Les vagabonds comme toi ont un tel besoin de repos qu’ils finissent par trouver bonheur même en prison. As-tu déjà vu comment dorment les criminels une fois emprisonnés ? A poings fermés, paisiblement. Ils jouissent de leur nouvelle sécurité.

Mais prends garde de ne pas te faire embobiner. Après tout ce que tu as vécu, fais attention de ne pas, finalement, te faire attraper, te faire prendre par une foi étroite : une solide et dure illusion, une sévère folie, une rassurante vérité, toute de confort, mais loin de toute vie ! Car, avec tout ce que tu as enduré, dans l’état de faiblesse où tu es, te voilà forcément séduit et tenté par tout ce qui est étroit, solide, agréable. Par tout ce sur quoi on peut s’appuyer fermement, sans avoir peur de se faire chahuter, de glisser, de tomber.

Tu as perdu le but : malheur, comment vas-tu te remettre, te refaire de cette perte ? En perdant ton but, tu as aussi perdu ton chemin !

Toi, pauvre errant, pauvre exalté ! Toi, papillon fatigué ! Veux-tu avoir ce soir un repos et un asile ? Oui ? Alors monte vers ma caverne !

Regarde, là, voici le chemin qui conduit à ma caverne ! Et moi, je veux maintenant de nouveau au plus vite m’éloigner de toi. Voilà que tout ça, toute cette histoire, s’étend déjà sur moi comme une ombre.

Je veux courir seul, pour m’arracher de cette obscurité, pour que tout ça retrouve de la lumière, redevienne clair en moi et autour de moi. Et pour ce faire, je dois encore marcher longtemps. Et même plus, courir. Je dois encore être drôlement sur mes jambes. Car chez moi, le jour, on se donne, on marche, on court, on peine, on souffre, mais, le soir venu, tu verras, chez moi – on danse ! »

Parole de Zarathoustra.

***

Traduction littérale

A peine le mendiant volontaire était parti en courant et que Zarathoustra était de nouveau seul avec lui-même, il a entendu derrière lui une nouvelle voix : elle criait « Halte ! Zarathoustra ! Mais attends donc ! C’est moi, ô Zarathoustra, moi, ton ombre ! » Mais Zarathoustra n’a pas attendu, car il s’est soudain trouvé contrarié par le nombreux afflux et la nombreuse foule dans ses montagnes. « Où s’en est allé ma solitude, a-t-il dit.

Ça me devient vraiment trop ; cette montagne grouille de gens, mon royaume n’est plus de ce monde, j’ai besoin de nouvelles montagnes.

Mon ombre m’appelle ? Qu’importe mon ombre ! Qu’elle me suive en courant ! Moi – je lui échappe. »

Voilà comment Zarathoustra a parlé à son cœur, puis il s’en est allé en courant. Mais celui qui était derrière lui l’a suivi : de sorte qu’ils étaient alors trois à courir l’un derrière l’autre, à savoir, devant, le mendiant volontaire, ensuite Zarathoustra, et en troisième et tout derrière son ombre. Ils n’ont pas couru longtemps comme ça, quand Zarathoustra a pris conscience de sa folie et a secoué d’un coup loin de lui toute contrariété (Verdruss) et tout dégoût (Überdruss).

« Comment !, a-t-il dit, n’est-ce pas chez nous, les saints et les vieux ermites, qu’arrivent depuis toujours les choses les plus ridicules ?

En vérité, ma folie a poussé haut dans les montagnes ! Voilà que j’entends six vieilles jambes de bouffons cliqueter les unes derrière les autres !

Mais Zarathoustra a-t-il le droit d’avoir peur d’une ombre ? D’ailleurs je finis par croire qu’elle a des plus longues jambes que moi. »

Voilà comment a parlé Zarathoustra, riant, des yeux et des entrailles, puis il s’est arrêté et s’est brusquement retourné – et voici qu’il a presque jeté à terre son poursuivant et ombre : tant celle-ci le serrait déjà de près sur ses talons, et tant elle était faible aussi. Car quand il l’a scruté des yeux, il a été épouvanté comme devant un fantôme : tant ce poursuivant semblait fin, noirâtre, creux et exténué.

« Qui es-tu ?, a demandé Zarathoustra vivement, que fais-tu là ? Et pourquoi est-ce que tu t’es appelé mon ombre ? Tu ne me plais pas. »

« Pardonne-moi, a répondu l’ombre, que je sois moi ; et si je ne te plais pas, allons, ô Zarathoustra ! Pour cela je te loue toi et ton bon goût.

Je suis un voyageur, qui a déjà beaucoup cheminé sur tes talons : toujours en chemin, mais sans but, et sans chez soi : de sorte qu’il me manque vraiment peu pour être le juif errant, ne serait-ce que je ne suis pas éternel, et pas non plus juif.

Comment ? Dois-je continuellement être en chemin ? Poussé au loin par chaque vent, tourbillonné, instable ? Ô, terre, tu m’es devenue trop ronde !

J’ai déjà été assis sur toutes les surfaces, pareil à une poussière fatiguée, je me suis endormi sur des miroirs ou des vitres de fenêtres : tout prend de moi, rien ne donne, je deviens maigre, – je ressemble presque à une ombre.

Mais c’est derrière toi, ô Zarathoustra, que j’ai volé et tiré le plus longtemps, et, bien que je me sois caché de toi, je n’en ai pas moins été ta meilleure ombre : partout où tu t’es assis, je me suis assis aussi.

Avec toi, j’ai erré dans les mondes les plus lointains, les plus froids, pareil à un fantôme qui court de plein gré sur des toits d’hiver et sur la neige.

Avec toi, j’ai foncé dans chaque interdit, pire, plus lointain : et si j’ai quelque chose de vertueux, c’est que je n’ai eu peur d’aucun interdit.

Avec toi, j’ai brisé ce que depuis toujours mon cœur a vénéré, j’ai renversé toutes les bornes et toutes les images, j’ai poursuivi les désirs les plus dangereux – en vérité j’ai une fois dépassé tous les crimes.

Avec toi, j’ai désappris la croyance aux mots et valeurs et grands noms. Quand le diable fait sa mue, ne perd-il pas aussi son nom ? Car celui-ci est aussi une peau. Le diable lui-même est peut-être – peau.

« Rien n’est vrai, tout est permis » : voilà ce que je me suis dit. Je me suis jeté tête et cœur dans les eaux les plus froides. Ah, combien de fois je me suis retrouvé là, debout, nu et rouge comme un crabe !

Ah, qu’ai-je fait de toute bonté et de toute pudeur et de toute croyance aux bons ! Ah, où s’en est allée cette innocence mensongère que je possédais jadis, l’innocence des bons et leurs nobles mensonges !

Trop souvent, en vérité, j’ai suivi la vérité de tout près sur les talons : alors elle m’a marché devant la tête. Des fois, j’ai cru mentir, et regarde ! Voilà seulement que je rencontrais – la vérité.

Trop de choses se sont éclairées en moi : voilà que ça ne me concerne en plus rien. Plus rien ne vit que j’aime, – comment pourrais-je encore m’aimer moi-même ?

« Vivre, comme j’en ai envie, ou ne pas vivre du tout » : tel est ce que je veux, tel est aussi ce que veut le plus saint. Mais hélas ! Comment ai-je encore – envie ?

Ai-je – encore un but ? Un port, vers lequel ma voile s’avance ?

Un bon vent ? Ah, seul celui qui sait il va sait aussi quel vent est bon et est son vent de voyage.

Que m’est-il resté ? Un cœur, fatigué et effronté ; une volonté instable ; des ailes de papillon ; une échine brisée.

Cette recherche de mon chez moi : ô Zarathoustra, tu le sais bien, cette recherche a été ma recherche d’un chez moi (Heimsuchung, fléau), elle me dévore.

« Où est – mon chez moi ? », voilà ce que je demande, et cherche et ai cherché, voilà ce que je n’ai pas trouvé. Ô éternel partout, ô éternel nulle part, ô éternel – en vain ! »

*

Voilà comment a parlé l’ombre, et le visage de Zarathoustra s’est allongé à ses mots. « Tu es mon ombre !, a-t-il dit enfin, avec tristesse.

Ton danger n’est pas des moindres, toi, esprit libre et voyageur ! Tu as eu une terrible journée : fais en sorte qu’il ne s’ensuive pas encore une soirée pire encore !

Les vagabonds comme toi finissent par trouver bonheur même en prison. As-tu déjà vu comment dorment les criminels emprisonnés ? Ils dorment paisiblement, ils jouissent de leur nouvelle sécurité.

Prends garde de ne pas être, à la fin, encore pris par une foi étroite, une dure, sévère illusion/folie (Wahn) ! Car tu es à présent séduit et tenté par ce qui est étroit et solide.

Tu as perdu le but : malheur, comment vas-tu te remettre et te refaire de cette perte ? Par là – tu as aussi perdu le chemin !

Toi, pauvre errant, pauvre exalté, toi, papillon fatigué !, veux-tu avoir ce soir un repos et un asile ? Alors monte vers ma caverne !

Voici le chemin qui conduit à ma caverne ! Et maintenant je veux de nouveau vite m’éloigner de toi. Voilà que ça s’étend déjà comme une ombre sur moi.

Je veux courir seul, que ça devienne de nouveau clair autour de moi. Pour ce faire, je dois encore longtemps être drôlement sur mes jambes. Mais le soir venu, chez moi – on danse ! » – –

Parole de Zarathoustra.

***

Il s’agit ci-dessus du neuvième chapitre de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas)Les autres chapitres et parties se trouvent ici. Musique: Keith Jarrett, The Köln Concert.

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