Troisième partie du long prêche de sagesse tragique que Zarathoustra distille à ses hôtes, les hommes supérieurs, là-haut, dans sa caverne perchée dans les montagnes.
Après avoir rappelé la mort de Dieu, la dévalorisation des valeurs suprêmes et l’exigence de cheminement vers le surhomme, Zarathoustra reprend la question que se posent aujourd’hui les gens les plus inquiets : « Comment, si Dieu est mort, l’homme sera-t-il sauvegardé ? » Comment, si Dieu est mort, si tout est permis, l’homme pourra-t-il continuer à vivre ?
Mais ce n’est pas là la bonne question. Zarathoustra lui-même, lui, le seul et le premier, demande bien plutôt : « Comment l’homme sera-t-il surmonté ? » Il ne s’agit pas de « sauvegarder » l’homme, de le faire perdurer, mais de le « surmonter », de le dépasser : de dépasser l’homme tel qu’il a été jusqu’ici, comme être de raison, en direction du… surhomme.
Le surhomme me tient à cœur, continue Zarathoustra. Il est, lui, ce qu’il y a de plus important à mes yeux, mon premier et mon unique ; lui et non l’homme traditionnel : non pas mon prochain, le plus pauvre, le plus souffrant, et pas non plus le meilleur, celui qui a le mieux réussi, comme ça a été le cas jusqu’ici, dans notre tradition chrétienne-pragmatique. Non, ce qui me tient à cœur avant tout, ce qui compte avant tout, c’est le surhomme.
O mes frères, ce que je peux aimer, chez l’homme, la seule chose que je puisse aimer, chez l’homme, c’est qu’il est un pont, une passerelle vers autre chose que ce qu’il est, vers autre chose que l’être de foi, d’espérance, de charité, de raison, de calcul, d’efficacité qu’il est ; et qu’il est en même temps, lui, l’homme, en plein déclin, en pleine dégringolade et dégénérescence par rapport à sa foi, son espérance, sa charité, sa raison, son calcul et son efficacité. Et en vous aussi, vous autres hommes supérieurs, mes frères, il y a beaucoup de signes qui vont dans ce sens et qui me font vous aimer et me font espérer.
A commencer par le fait que vous ayez méprisé bien des choses, bien des événements, bien des gens, vous autres hommes supérieurs ; cela me fait vous aimer et me fait espérer. Car ceux qui méprisent grandement, comme vous, sont aussi ceux qui, loin des gens indifférents, fades, sont en mesure de vénérer grandement.
Un autre signe qui me fait vous aimer et espérer, c’est que vous ayez souvent… désespéré face à ce qui se passe autour de vous. Là aussi, dans l’acte de désespérer, il y a beaucoup à vénérer, beaucoup à aimer et à espérer. Car, loin de faire comme les indifférents, les fades, vous n’avez pas appris à vous soumettre, vous n’avez pas appris les petites intelligences, les petits trucs, les petits arrangements des petites gens.
Car c’est le monde à l’envers, aujourd’hui : les petites gens, veules, fades, indifférents, faibles, sont aujourd’hui devenus les maîtres. Tous prêchent la résignation, la modestie, l’intelligence – les petits trucs, les petits arrangements –, l’application, le zèle, les égards et le long et cætera des petites vertus : ceci est bon, ceci est bien, cela est juste, ceci vaut la peine, cela vaut le coût, etc. etc.
Tout ce qui est du genre de la femme soumise, dominée, tout ce qui provient du genre du valet, de l’esclave, en somme tout le micmac et méli-mélo d’idées du peuple : tout cela, toute cette humanité morale, rationnelle, idéaliste, toute cette humanité humaine, trop humaine, ratatinée, veut devenir maître, ou maîtresse, de tout destin humain. Ô dégoût ! Dégoût ! Dégoût !
Tout cela, toute cette humanité ratatinée demande, et ne se lasse jamais de demander : « Comment l’homme sera-t-il sauvegardé ? Comment sera-t-il sauvegardé le mieux, le plus longtemps, le plus agréablement ? » Par là – rien qu’en posant cette question –, tous ces gens sont d’aujourd’hui les maîtres ; car toutes les petites gens, tous les êtres faibles, soumis, ne veulent qu’une chose : vivre le plus longtemps et le plus agréablement possible, sans prendre le moindre risque et faire le moindre effort.
Ces maîtres d’aujourd’hui, surmontez-les, ô mes frères, – ces petites gens, ces êtres veules, fades, indifférents, faibles : ils sont le grand danger du surhomme ! Ils empêchent le surhomme !
Surmontez-moi, vous autres hommes supérieurs, les petites vertus, les petites intelligences, les égards de grains de sable, le fourbi et grattement de fourmi, le misérable petit plaisir, le « bonheur de la plupart » ! Surmontez-moi tout ça !
Et comme se révolter ouvertement ne sert à rien, désespérez plutôt que de vous soumettre ! Je vous aime pour cela : parce que vous ne savez pas comment vivre, aujourd’hui, vous autres hommes supérieurs ! Car c’est justement comme ça, en tant que chercheurs, que vous vivez le mieux ! C’est comme ça, en tant que chercheurs, que vous faites le mieux office de pont en direction du surhomme !
Telle est la troisième des vingt leçons de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Les plus inquiets demandent aujourd’hui : « Comment l’homme sera-t-il sauvegardé ? » Mais Zarathoustra, le seul et premier, demande : « Comment l’homme sera-t-il surmonté ? »
Le surhomme me tient à cœur, c’est lui qui est mon premier et mon unique, – et non l’homme : non pas le prochain, non pas le plus pauvre, non pas le plus souffrant, non pas le meilleur. –
O mes frères, ce que je peux aimer, chez l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. Et en vous aussi, il est beaucoup qui me fait aimer et espérer.
Que vous ayez méprisé, vous autres hommes supérieurs, cela me fait espérer. Car ceux qui méprisent grandement sont aussi ceux qui vénèrent grandement.
Que vous ayez désespéré, il y a à cela beaucoup à vénérer. Car vous n’avez pas appris comment vous soumettre, vous n’avez pas appris les petites intelligences.
Car aujourd’hui les petites gens sont devenus maîtres : ils prêchent tous la résignation et la modestie et l’intelligence et l’application/zèle et les égards et le long et cætera des petites vertus.
Ce qui est du genre de la femme, ce qui provient du genre du valet, et en particulier le micmac du peuple : cela veut devenir maître de tout destin humain – ô dégoût ! Dégoût ! Dégoût !
Cela demande, demande et n’est jamais lassé : « Comment l’homme sera-t-il sauvegardé le mieux, le plus longtemps, le plus agréablement ? » Par là – ils sont d’aujourd’hui les maîtres.
Ces maîtres d’aujourd’hui, surmontez-les, ô mes frères, – ces petites gens : ils sont le grand danger du surhomme !
Surmontez-moi, vous autres hommes supérieurs, les petites vertus, les petites intelligences, les égards de grains de sable, le fourbi de picotement de fourmi, le misérable plaisir, le « bonheur de la plupart » – !
Et désespérez plutôt que de vous soumettre. Et, en vérité, je vous aime pour cela, que vous ne sachiez pas comment vivre aujourd’hui, vous autres hommes supérieurs ! Car c’est comme ça que vous vivez – le mieux !
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Il s’agit ci-dessus du treizième chapitre (3/20) de la « Quatrième et dernière partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres et parties se trouvent ici. Musique : Keith Jarrett, Köln Concert, 1975.